(détail des contes, et quelques partitions des pépites sur mon blog)
Les Saamakas sont un groupe de "bushinengués" (noirs de la forêt en créole anglais) ou marrons du Suriname, échappés parmi les premiers de l'esclavage (profitant du désordre incessant des premières colonies, comptoirs et flibusteries entre Anglais, Français et Hollandais qui se soldèrent par le Traité de Breda en 1667, donnant le Suriname aux Hollandais et La Nouvelle Amsterdam - future New York - aux Anglais). En amalgamant les restes de croyances, pratiques et cultures de leurs origines africaines diverses, dans un bain de culture coloniale et au contact des Amérindiens, ils se recréent un mode de vie de village, le long des fleuves, l'Afrique noire en forêt amazonienne. Dans l'ensemble, les contes racontés ici semblent appartenir à un fond commun aux différentes populations marronnes et créoles (qu'on retrouve par exemple dans les Grands Contes de Guyane ou dans Les
Contes des sages créoles, de
Patrick Chamoiseau). Présence très fréquente du diable (qu'on met en scène pour mieux le repousser), animaux représentant des caractères : le caïman, le singe-hurleur, la tortue, le serpent, le jaguar... importance des abattis-brûlis, de la chasse, traversée de la rivière, de la pêche, du manioc, du mariage, des funérailles, de la musique... Hors contes étiologiques (proposant des explications comiques ou poétiques du monde), les tours ingénieux pour lutter contre plus fort ou contre les mauvais sorts, le tel est pris qui croyait prendre, et par dessus tout l'art de faire accepter un deal qui se révèle par la suite une belle arnaque, sont les principaux ressorts dramatiques des contes. Et Ana(n)si, sorte de Renart marron, en est le personnage le plus emblématique ; l'araignée qui s'immisce partout, vous prend dans des filets inattendus en ayant l'air de se moquer tout bas... quitte à se faire écraser dans la foulée. L'univers décrit mélange ainsi le contexte local amazonien à la culture européenne et à des restes de culture africaine suspendus, comme provenant d'un monde perdu (à l'image du personnage de l'éléphant...).
Racontés à une heure avancée de la nuit, par un villageois pas forcément expert en poésie, ne se souvenant pas toujours, mélangeant différentes histoires, gêné par les bruits, interrompu, peut-être alcoolisé... les contes ne trouvent pas ici une textualité stable et esthétiquement élaborée, au contraire des contes célèbres dont nous avons l'habitude, saisis par quelque professionnel de l'empaillage par les mots. le grand intérêt de la transcription ethnographique est de nous montrer une séance traditionnelle de récitation de contes en train de se faire, avec la présence agitée des conteurs et auditeurs, avec tous ses détails, scories, hésitations, réactions à chaud... Les contes et fables sont ici vivants, accédant à une forme à mesure de leur récitation (qui n'est en aucun cas la répétition d'un texte existant ; relevant davantage de ce que
Umberto Eco appelle une Oeuvre ouverte). Tout le groupe participe à la récitation, réagissant, questionnant, passant d'auditeur à auteur, chantant en choeur, dansant… Les récitants improvisent des éléments d'ambiance, des effets de réel, se trompent, tentent des allusions, qui feront peut-être partie intégrante du conte pour les auditeurs qui le re-raconteront peut-être des années plus tard. le jeu surprenant des pépites (il s'agit d'interrompre la personne qui parle ! de faire une pause blague ou musique, de créer des échos avec d'autres contes) est clairement ce qui provoque le plus de joie dans le groupe - c'est le coeur vivant de la veillée, moment de relâche et de communion, d'intégration du récit au folklore…
Tradition orale, collective, mouvante, populaire, festive, qu'on peut supposer héritée de pratiques ancestrales importées à fond de cale et renforcée sans doute par l'urgence des esclaves et marrons cherchant à se dire, à échanger, à maintenir et réédifier, à revivifier, des lambeaux de cultures particulières dans une langue commune empruntée au colon, déformée à l'envi pour l'appropriation. On est à l'origine même
de la littérature, performance verbale et imagée, devant ses pairs, sa famille et ses amis, pour raviver et transmettre aux jeunes la culture, les croyances, transformées par un décalage comique et métaphorique.
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