« A quel moment les membres de votre famille deviennent-ils un miroir douloureux à regarder ? »
Atteinte d'une maladie incurable, Elsa Ahlquvist vit ses derniers moments entourée de son mari Martti, de sa fille Eleonoora et de ses petites-filles Anna et Maria qui décident de s'occuper d'elle, celle-ci ne voulant pas séjourner à l'hôpital. Chacun se prépare plus ou moins au chagrin qui découlera immanquablement de sa disparition, et qu'il faudra gérer en fonction de son caractère ou de son passé, Eleonoora cachant ses angoisses sous son caractère autoritaire et Anna étant mal remise d'un chagrin d'amour qui l'a mise littéralement sur le carreau.
Mais un chagrin en cache un autre, et le tableau familial parfait en apparence va voler en éclats quand Elsa révèlera à Anna l'infidélité de Martti, il y a de cela quarante ans, celui-ci étant tombé amoureux d'Eeva, la nounou que le couple avait engagée pour suppléer auprès d'Eleonoora l'absence d'Elsa (celle-ci, célèbre pédopsy, faisait des recherches et des conférences dans le monde entier). Ce drame va faire écho aux propres souffrances d'Anna, qui se l'appropriera au point de ne plus savoir parfois dissocier son histoire de celle d'Eeva.
Quelles conséquences auront eu ce drame sur chacun des membres de la famille Ahlqvist ? de quelle manière un chagrin vieux de plusieurs décennies peut-il représenter un héritage trop lourd pour des personnes qui n'en étaient même pas contemporaines ?
Riikka Pulkkinen va s'employer à répondre à cette question dans un roman magnifique, qui a été un coup de coeur surprise pour moi.
«
L'armoire des robes oubliées », malgré un titre un peu curieux et pas très fidèle à l'histoire en vérité – relief de la mode éditoriale des années 2010 –, se révèle ainsi être un roman profond sur des questions structurantes comme les relations maternelles, et plus largement familiales, en plus d'être très bien écrit (j'ai eu envie à la lecture de mettre en citation beaucoup de passages !).
À travers le deuil d'Elsa, qui forme un cadre, l'autrice ainsi une cartographie des différentes facettes du chagrin qui est tout à fait passionnant.
Le chagrin causé par un amour trop dense, trop absolu, à l'image de celui d'Eeva et Martti, celui qui arrive quand on ne s'y attend pas mais qu'on reconnaît tout de suite, qui brûle celui qui le ressent ainsi que son partenaire, et fait des victimes collatérales. L'adultère est généralement une histoire laide, mais étrangement ici,
Riikka Pulkkinen en fait une belle histoire, empreinte dès le départ par une certaine fatalité (« Elle [Eleonoora, qui doit avoir 4 ou 5 ans à l'époque] possède déjà certaines expressions, mais le chagrin n'a encore jamais imprimé ses contours sur son visage. Je vois qu'il ne l'a jamais fait. C'est une vision tout à fait spéciale : ce qui n'est pas encore, mais dont vous savez que cela va arriver. Je suis celle qui dessinera le chagrin sur le visage de la petite. »).
Un chagrin causé par la séparation brutale d'avec un enfant à qui on s'est trop attaché, et le deuil qu'il faudra douloureusement faire. C'est ce qu'Eeva a vécu avec Eleonoora, et Anna avec Linda, la fille de son ancien amant. Leurs deux histoires s'imbriqueront l'une dans l'autre, avec des correspondances qui sont comme des noeuds dans le texte, des petits cailloux pour indiquer peut-être, c'est comme ça que je l'ai pris, que l'amour, ses déceptions, sont identiques d'une histoire à l'autre, même vécues par des personnes différentes (« Presque tous les romans comportent une histoire d'amour, la description de ses commencements. Et ces récits ont tous quelque chose d'identique, une ressemblance si grande qu'une description précise est une entreprise superflue. Pourtant, chacun d'eux contient son propre mystère. »). Peut-être aussi parce qu'Anna n'arrive pas à parler de ce qu'elle a vécu, alors c'est plus simple de les mettre dans la bouche d'une inconnue. Ainsi, à travers le biais de ces relations avec l'enfant d'une autre, cruelles parce qu'automatiquement amenées à se terminer en même temps que la relation amoureuse avec le partenaire parent,
Riikka Pulkkinen met au jour ce qui constitue l'amour maternel, ses mystères et ses complexités.
Enfin, la chagrin des relations gâtées, peut-être à jamais, par les conséquences du drame : même si elle ne se souvient pas vraiment de cette histoire, Eleonoora et Martti ne seront plus jamais proches (« Entre eux, il y avait tout, la déception, la haine, l'amour, toutes les accusations. Chaque souvenir s'était froissé entre eux de sorte que, même s'ils étaient assis l'un en face de l'autre, des décennies les séparaient. »), tandis que Martti et Elsa ont dû travailler pour se retrouver (« - Alors, qu'est-ce qui a été le plus difficile ? Il réfléchit un instant. – Ça a été de voir l'autre changer. de devoir la réapprendre. Et de voir en elle combien vous-même avez changé. »)
Ce roman superbement écrit, d'une manière un peu grave mais c'est à la hauteur du sujet qu'il traite, travaille et fait ainsi ressortir avec beaucoup de nuances et de profondeur des émotions puissantes.