« A l‘Ouest, rien de nouveau » a tellement marqué les esprits au point d'être l'un des livres les plus lus au monde, qu'
Erich Maria Remarque est resté lié à cet opus au détriment des autres. Hollywood lui a fait les yeux aussi doux que ceux de ses nombreuses conquêtes féminines. Littérature et cinéma ont fait son succès. Et pourtant...
Cette Terre promise est son dernier roman, le douzième, inachevé parce que l'auteur est mort avant la fin (1970) et, malgré cela, terriblement attachant parce que chaque lecteur peut inventer l'avenir.
Le personnage principal, Allemand recherché par la Gestapo, déchu de sa nationalité et de son identité, est en fuite en cet été 1944,
après avoir connu la détention arbitraire dans son pays, puis en France et en Suisse. Reste l'Amérique,
cette terre promise dont rêvent les émigrés. Il possède le passeport d'un de ses amis mort, Ludwig Sommer, qui lui a transmis son savoir d'antiquaire et lui lègue par inadvertance son statut de juif.
La salle d'attente d'Ellis Island est l'antichambre de la liberté ou celle du renvoi dans le pays d'origine. Ludwig Sommer a la chance d'avoir un bienfaiteur qui lui ouvre le sas vers New York. Commence alors une autre quête, celle d'un logement, de la connaissance de l'anglais et, surtout, de la prolongation du visa sans quoi pas d'accès à un travail.
New York. Pas d'hommes en armes, pas de traque, pas de ruines ni de hurlements, pas de méfiance inopportune. le corps se redresse, les sens ne sont plus sans arrêt aux aguets, la faim peut être assouvie, même si la peur reste à jamais inscrite dans les tripes. Retrouvailles d'amis exilés, rencontres d'autres, tous meurtris, une petite Europe se rassemble pour les mêmes raisons, animée par la camaraderie et la générosité. Tous ont des ressentiments cachés, des souvenirs pénibles qu'ils n'échangent pas. « C'était encore une habitude d'avant : ce qu'on ne savait pas, on ne pouvait pas le trahir – et personne n'était sûr de résister aux tortures modernes ».
Une cohorte de personnages falots ou hauts en couleur, courageux ou faibles, idéalistes ou roublards, se côtoient à l'hôtel Rausch où les petits trafics, les alcools frelatés et les somnifères (ah ! ces nuits où les fantômes reviennent !) tiennent une place importante. Pas de jugement, pas de moquerie, chacun tente de se reconstituer une vie. Impossible d'oublier les frères Silver, avocats devenus brocanteurs, la vieille Contessa russe qui vend ses bijoux pour payer l'hôtel, Hirsch l'ami au culot démesuré qui, en France, trompa policiers et soldats SS, Jessie Stein, fortunée qui organise des buffets copieux pour nourrir les « étrangers », Reginald Black, marchand d''art sur la Cinquième Avenue, qui s'enrichit grâce aux connaissances picturales de Ludwig Sommer, et la lumineuse Maria Fiola, mannequin-photo, qui esquisse l'espoir de l'amour.
New York, ses contrastes, ses contradictions, sa faune cosmopolite. Ludwig Sommer les enregistre comme un nouveau monde qu'il découvre mais il ne peut se défaire de ses interrogations lancinantes suscitées par la peur des événements vécus, par la perte de ses amis. « Sommes-nous encore capables d'aimer, non pas désespérément, mais simplement et avec abandon ? Celui qui aime n'est jamais tout à fait perdu, même s'il perd ce qu'il aime ; il reste toujours l‘image, le miroir, même s'il est troublé par la haine, cliché négatif de l'amour. Mais en sommes-nous encore capables ? »
La force de ce roman réside dans le pouvoir visuel d'
Erich Maria Remarque. Il était lui-même collectionneur d'art, particulièrement des tableaux impressionnistes, et connaissait admirablement les bronzes anciens et les tapis d'orient. Ses descriptions donnent l'impression d'avoir les Pivoines de Manet sous les yeux ou d'être le pinceau de Sisley, tout comme on ressent l'authenticité d'un vieux vase dont la banalité apparente recouvre le satin de la patine que seul reconnaît un initié. Il donne une vie échevelée aux diverses stratégies de l'antiquaire ; que ce soit pour vendre un Renoir à un marchand d'armes ou un Degas à un couple hésitant.
Chaque personnage pourrait faire l'objet d'un roman à lui seul. Tout est à sa place, les états d'âme comme les soirées trop arrosées. C'est aussi cela la puissance émotionnelle qui ressort de ce livre. Magistral. Inoubliable autant qu' «
A l'ouest rien de nouveau ».