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Critique de Charybde2


Le roman explosif de la fin de l'inaction climatique. Un chef d'oeuvre indispensable, aboutissement provisoire de tout le travail de Kim Stanley Robinson.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/11/21/note-de-lecture-le-ministere-du-futur-kim-stanley-robinson/

Pas de note de lecture proprement dite pour ce redoutable chef d'oeuvre : il fait en effet l'objet d'un petit article de ma part dans le Monde des Livres du jeudi 16 novembre 2023 (daté vendredi 17 novembre), à lire ici.

Comme il est désormais de coutume en pareil cas, je me contenterai donc ici d'ajouter quelques considérations et citations, comme autant de notes de bas de page pour l'article en question. J'attire par ailleurs votre attention sur les deux prochains épisodes du Planète B de Blast, qui traiteront largement aussi de cet ouvrage, d'abord en tant que summum d'un certain type de fiction climatique, ensuite dans le cadre d'un entretien d'une heure avec Kim Stanley Robinson.

Tout d'abord, il faut noter (on en reparlera aussi dans l'entretien avec l'auteur pour Planète B) que « le ministère du futur » constitue une nouvelle démonstration de cette capacité si rare de l'auteur californien, celle de présenter toujours à la lecture un univers mental évolutif, une histoire du futur mobile et non dogmatique, dans laquelle ses anticipations romanesques intègrent nouvelles informations scientifiques, nouvelles approches socio-politiques, voire virevoltes presque purement littéraires (il y a ici un curieux point commun avec la manière dont un Alain Damasio peut par exemple assez largement « désavouer » certains partis pris de « La zone du dehors » dans « Les furtifs », vingt ans après). Ainsi, si « La trilogie martienne » de 1992-1996 n'est pas intégralement prise en compte dans « 2312 » en 2012, et moins encore dans « Aurora » en 2015, on trouvera ici (dans un roman publié en 2020 avant d'être traduit en français en 2023 par Claude Mamier chez Bragelonne) une résonance particulièrement fructueuse quant à l'état de l'art de la lutte pour le climat et la justice sociale qui doit inévitablement l'accompagner en comparant les éléments scientifiques, bien entendu, mais surtout les composantes politiques – voire géopolitiques – mobilisées ici par rapport à celles de « S.O.S. Antarctica » (1997) ou de la « Trilogie climatique » (2004-2007) (sans remonter nécessairement jusqu'à son « Lisière du Pacifique » de 1992), et même de « New York 2140 » (2017) – le traitement réservé à la finance de marché en étant particulièrement emblématique – et de « Lune rouge » (2018), pourtant beaucoup plus récents : Kim Stanley Robinson apprend de chacune de ses immersions romanesques, et nous en fait toujours plus que bénéficier, en intelligence comme en émotion, dans ses créations ultérieures.

Ensuite, comme dans chacune de ses oeuvres, des plus concises (notion toutefois toujours quelque peu relative dans le cas de Kim Stanley Robinson) aux plus amples, « le ministère du futur » peut à bon droit impressionner par la variété et la profondeur technique du jeu déployé, entrant souvent en résonance avec les recherches contemporaines les plus pointues en matière de science « dure » : on sait au moins depuis la « Trilogie martienne », « S.O.S. Antarctica » et la « Trilogie climatique » que la glaciologie, la compréhension intime des milieux (très) froids et montagnards – que l'on se souvienne aussi de l'étrange recueil de nouvelles « Les Martiens » – ou la géo-ingénierie – dont le traitement n'a rien à envier ici au précurseur Norman Spinrad de « Bleue comme une orange » ou au tout récent « Choc terminal » de Neal Stephenson – ne présentent guère de secrets pour le docteur en littérature (dont la thèse, en 1984, portait sur « Les romans de Philip K. Dick », sous la direction de Fredric Jameson) intensément féru de documentation physique, chimique, géologique ou biologique. On constate ici avec bonheur que cette curiosité précise et boulimique s'étend aussi, plus que jamais, à l'économie et aux sciences humaines, avec une analyse des mécanismes financiers et fiscaux (déjà finement abordés dans « New York 2140 » trois ans plus tôt) que ne renieraient ni Thomas Piketty (à qui le nom d'une taxe imaginaire particulière est notamment dédié dans le roman) ni David Graeber (dont le « Dette : 5 000 ans d'histoire » irrigue vraisemblablement une partie de ce texte), ou encore avec une prise en compte des méthodes nécessaires de lutte très en phase avec celle d'Andreas Malm. Dans un excellent entretien pour Médiapart (ici) et dans celui à venir dans Planète B, Kim Stanley Robinson précise d'ailleurs qu'il aurait ardemment souhaité avoir lu « Comment saboter un pipeline » (2020) – qui, rappelons-le néanmoins, pour les organes de sécurité ayant du mal avec certaines lectures, n'est PAS un manuel de maniement d'explosifs brisants – avant la rédaction du « Ministère du futur », afin de mieux différencier l'indispensable éco-sabotage (cher au précurseur Edward Abbey et à son « Gang de la clef à molette ») de l'éco-terrorisme beaucoup plus problématique – qui doit donc rester un pur artifice fictionnel.

Enfin, Kim Stanley Robinson propose ici un ensemble de choix formels de narration qui sublime une bonne partie de ses précédentes mises en évidence de savoir-faire littéraire.

Il a été noté de longue date, parfois de manière exagérément critique, que l'auteur s'affranchit très fréquemment du célèbre adage à l'emporte-pièce, fétiche des ateliers d'écriture de tout poil, qu'est le « Show, Don't Tell ». Kim Stanley Robinson a amplement prouvé au fil du temps qu'il est plus que capable de « montrer », mais qu'il refuse absolument de se priver de la ressource de la discussion : ses personnages aiment à débattre et à échanger des arguments, éclatante concession au réalisme, justement (et le final de « S.O.S. Antarctica » en constitue sans doute le summum dans son oeuvre). le dialogue technique entre personnages jouera donc ici un rôle tout à fait instrumental, mais l'orchestration d'ensemble va bien au-delà.

La polyphonie (au sens de Mikhaïl Bakhtine) jouait déjà un rôle essentiel dans le travail de Kim Stanley Robinson : si toutes ses oeuvres sont concernées, la « Trilogie martienne » ou sa monumentale uchronie, « Chroniques des années noires », en sont particulièrement emblématiques. « le Ministère du futur », en tant que roman choral, va également beaucoup plus loin. de même, en un sens, que le Harry Parker de « Anatomie d'un soldat » avait su donner la parole à une vaste sélection d'objets pour saisir la complexité de la guerre en Afghanistan, il s'agit ici d'étendre le champ potentiel des témoins, locuteurs et acteurs bien au-delà des seuls humains : on trouvera ainsi, aux côtés des scientifiques, technocrates onusiennes, humanitaires, activistes, politiciennes ou simples passantes, un certain nombre de narrateurs étranges, allant d'atomes et de corps astraux jusqu'à des protocoles financiers ou des mécanismes fiscaux. Et c'est bien ainsi, dans cette multiplicité foisonnante mais toujours signifiante, que la littérature en général et la science-fiction en particulier sont capables de faire partager les aspects les plus systémiques, les liaisons enchevêtrées mais pourtant pas intouchables, des complexités auxquelles l'humanité est confrontée, en extrême urgence désormais.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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