On souffre, on pleure, on a le cœur labouré, on voudrait mourir, on se demande où l'on prendra le courage pour subir, les forces pour supporter sa torture; on frissonne devant l'avenir, on croit que chaque jour verra recommencer le supplice de la veille ; et puis, les jours tombent, les années s'amassent, tout cela recule dans le lointain comme un clocher dont on s'éloigne, qui se rapetisse, qui se confond avec la plaine, qu'on ne voit plus. Et ce n'est pas tout, mon ami : ce qui était amer, affreusement amer, fini par paraître doux, très doux, très bon. L'on ne sait plus qu'on a souffert. On ne se rappelle que les belles heures. Le souvenir les ressuscite quelquefois, mais toutes pâles, prêtes à s'effacer comme le reste. Allez, mon cher enfant, rien ne subsiste, rien, rien de nos angoisses d'âmes, de nos désirs, de nos passions : un fleuve dont les vagues se confondent pour se perdre dans la mer, qui les accueille avec la même indifférence.
Chapitre Il
Mais sa pensée bondissait à travers les années ; comme un plongeur qui rapporte au hasard, dans une poignée de limon, des débris informes et des perles précieuses, elle ramenait du fond de sa mémoire des lambeaux décolorés de choses passées et d'autres lumineux et bénis. Ou bien, des empreintes depuis longtemps effacées se réveillaient à demi, des images surgissaient, noyées d'ombres, dont son regard s'efforçait de préciser les formes confuses. Et ces apparitions demeuraient irréelles, pareilles à de vagues souvenirs de conférences anciennes qui flottent dans l'esprit sans qu'on parvienne à les saisir : telle phrase... à telle page... dans tel livre... Mais la phrase est indécise; les caractères lus autrefois dansent devant les yeux; le titre, on ne le sait plus. Telle il jugeait que la vie était passée sur lui.
Quatre partie
Chapitre Il
Mme Berthemy avait passé dans un autre salon. Martial l'y suivit, et parvint à se cacher à demi, non loin d'elle, dans une embrasure de fenêtre, d'où il put la contempler. Elle était désespérément belle, dans sa toilette en satin souple, d'un bleu pâle glacé de blanc, avec, au corsage et à la ceinture, des touffes de roses blanches. La pâleur de l'étoffe et la blancheur des fleurs formaient une exquise harmonie, une gamme de nuances délicates avec la blancheur de son teint, avec la pâleur de ses cheveux légers et cendrés, où passaient de rares reflets d'or, très doux ; l'ensemble était relevé par une magnifique parure de saphirs ardents, illuminée de brillants, éclatant dans le mélange des blancs et du bleu pâle comme un rappel audacieux des yeux, qui, sous leurs longs cils noirs, avaient, comme les pierres, le regard bleu foncé ; et ce regard, qui semblait d'habitude retenu ou suspendu, partait, en de certains moments, avec une rapidité d'éclair. A cette heure, elle l'avait éteint, pour causer sans animation avec des indifférents qui se succédaient autour d'elle : elle n'était qu'une jolie femme, pareille à beaucoup d'autres, qui ne montraient rien de son âme; et Martial se remémorait tout ce qu'il savait d'elle, tous ces traits qui la séparaient des autres, qui faisaient d'elle, pour lui, un être unique, sans aucune ressemblance avec les poupées mondaines qu'habillaient pourtant les mêmes faiseurs, qui portaient les mêmes coiffures, les mêmes bijoux, les mêmes étoffes, qui tenaient les mêmes propositions en les accompagnant des mêmes gestes.
Chapitre I
Martial Duguay n'était pas de ceux qui peuvent passer inaperçus, dans quelque milieu qu'ils se trouvent. Avant même qu'on connût son nom, sa personne attirait les regards. De haute taille, svelte, robuste, il avait dans sa démarche, dans ses allures, dans ses moindres gestes, quelque chose de tranquille à la fois et de fort qui, d'emblée, le séparait de la moyenne agitée, perplexe et falote. (...) Mais ce qui frappait le plus en lui après un court examen, c'était l'air fermé qu'il donnait à son visage expressif, le masque de froideur qui semblait comme posé sur ses traits si mobiles, une retenue, en un mot, qui, par son évident désaccord avec l'ensemble de la physionomie, trahissait un effort constant d'énergie en même temps qu'elle éveillait des idées de mystère.
Chapitre I
... Martial savoura longuement la tendresse qu'il devinait sous la banalité des mots : car il en est des mots comme des yeux : ils ont des secrets infinis dont ils ne livrent que des parties faibles . C'est ainsi que cette demi-ligne d'écriture signifiait qu'il était aimé comme il voulait l'être, comme il aimait, « pour l'éternel », disait-il quelquefois. Comme il rêvait ainsi, évoquant toute une filiation d'idées, d'impressions, de souvenirs qui s'enchaînaient et s'amenaient l'un l'autre, il entendait la voix de Geneviève murmurer, tout bas, une phrase sou vent répété, — le refrain mélancolique de leurs furtifs rendez-vous qui s'envolaient si vite :
— Je voudrais être avec toi, toujours !
Chapitre IlI