Il faut préciser que c'est un roman, car
Jean Rolin s'est plutôt distingué dans les récits non fictionnels, et singulièrement des récits à tendance géographique. Depuis 2009 ou 2010 (autour de la soixantaine), l'écrivain procède à une sorte de mue. Il se tourne vers la fiction et veut (re)devenir romancier.
Les Evénements est le roman abouti d'un romancier impeccable.
Avec
Les Evénements, le dispositif narratif fonctionne et le lecteur est embarqué dans la fiction. On y croit, on y est, les personnages existent, le loufoque des situations n'est pas étouffé par les effets de réel. La France est en guerre, on s'y promène, les barrages sont réalistes, les rencontres fortuites sont crédibles, les chefs de clan sont incarnés et le narrateur habite complètement son rôle de mec un peu paumé, qui ne sait à qui il doit obéir, avec qui il est censé collaborer. Plus qu'à l'espion piéton errant à Los Angeles (Le Ravissement de
Britney Spears, 2011), et plus qu'à l'homme cherchant à traverser le détroit d'
Ormuz à la nage (
Ormuz, 2013), on s'identifie facilement au narrateur des Evénements qui n'est qu'un homme ordinaire, prudent et ironique, cherchant à sauver sa peau dans les entrelacs d'un conflit confus.
J'avais avancé, autrefois, la théorie selon laquelle les livres de
Jean Rolin marchaient par deux, qu'ils se dédoublaient et se jumelaient à des années de distance : deux livres sur l'Afrique, deux livres sur la banlieue de Paris, deux livres sur les paysages industriels, deux livres sur les animaux, etc. Forcément, il y avait aussi des livres qui étaient seuls, orphelins, célibataires, en attente, pour ainsi dire, de leur conjoint à venir.
Campagnes était de ceux-là,
L'Organisation aussi, ou
Joséphine.
Eh bien, il semble qu'avec
Les Evénements, Rolin tende à faire écho à plusieurs de ses livres passés. On pense bien sûr à
Campagnes, puisqu'il s'agit dans les deux cas de la traversée d'un pays en guerre (l'ex-Yougoslavie et la France). On pense aussi à un petit texte très méconnu, Cherbourg Est/Cherbourg Ouest, qui consiste en un large travelling cinématographique dans la ville normande, dans une perspective explicitement guerrière.
Mais il s'agit de bien plus qu'un simple écho. J'ai comme l'impression que les textes anciens que j'ai cités ici avaient en réalité pour but de préparer l'écrivain et le lecteur à l'arrivée de livres complets et puissants comme
Les Evénements.
Balzac faisait des « études de moeurs » dans sa Comédie humaine,
Jean Rolin se lance dans une étude romanesque sur la guerre, sur la nature, sur la mobilité et sur les mouvements de population.
On ne sait pas pourquoi la France est en guerre, pourquoi les casques bleus sont là ni à quoi ils servent. La guerre est juste une fatalité, elle est une modalité de l'existence, comme la paix, la crise ou la croissance. Les hommes ne se font pas la guerre, ils vivent en guerre comme en un état durable. C'est un état qui inspire
Jean Rolin. Il s'y sent chez lui ; non pas à l'aise, mais vivant. Peut-être son don d'observation est-il plus légitime en temps de guerre, et peut-être aussi son statut de nomade prend-il plus de sens quand le pays est à feu et à sang.
C'est un beau roman, drôle à chaque page, et poignant chaque fois que la nature surgit dans la narration. La guerre étant incompréhensible, le narrateur se réfugie dans les mouvements infimes des arbres et des cours d'eau. C'est bientôt le printemps, il convient de le guetter, d'en chercher les signes annonciateurs : c'est cela l'événement dont parle le roman.
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