« On ne peut pas se serrer
la ceinture et baisser son froc ! » scandent les manifestants en mai 2019, lors d'un mouvement revendicatif inspiré des « gilets jaunes ».
C'est dans ce bazar que Marc Calmet, 60 ans, libraire à Voiron (Isère), roule vers Paris pour signer la vente de sa boutique à un groupe de distribution chinois. Après plus de vingt ans d'activité, Marc a décider d'arrêter quand une lectrice lui a conseillé d'adopter l'écriture inclusive actant ainsi la mort de notre culture.
Marc longe la Loire via Firminy, Saint Etienne, Digoin, Gien, Vierzon, Orléans, selon « la diagonale du vide », ces territoires abandonnés où chômage, désertification, laideur, gravent notre faillite dans la géographie provinciale. « Le modèle républicain s'était fracturé contre ces façades de béton vérolé, contre le communautarisme qui régnait derrière ces fenêtres opaques, repli causé moins par choix que parce que face à la précarité et à l'absence de perspectives, l'homme cherche appui et sécurité auprès de ceux qui lui ressemblent. » Les neufs chapitres impairs du roman décrivent ce cheminement vers
la capitale, en compagnie de Myriam, une infirmière partie à la rencontre de son frère.
En roulant le conducteur et sa passagère se remémorent leurs vies : Marc, fils d'un petit patron du secteur vinicole, a été postier puis journaliste avant d'acquérir le commerce d'un libraire partant en retraite. Son espoir d'un monde meilleur, bercé par les mélodies de
Michel Sardou, est né à Mâcon, dans la section locale du PS (septennat VGE), s'est désenchanté en 1982, puis est mort avec « touche pas à mon pote » où Karim Hadj Nassar, un ami d'enfance, a essayé de l'entrainer. « Nous n'envisagions pas alors qu'après la légalisation des radios libres, l'augmentation de dix pour cent du SMIC et
la création de l'impôt sur la fortune, on s'apprêterait à couler le Rainbow Warrior et à placer sur écoute tout ce que la République comptait d'opposants. »
Son mariage avec Marta, « une aubaine de libraire, elle achetait des ouvrages pour ses cours et une littérature plus contemporaine pour elle-même, des récits de voyage, des auteurs féminins. Elle m'a fait découvrir et apprécier l'écriture Minuit, ces Oster, ces
Echenoz qui font jaillir la vie d'une économie de mots, de situations ordinaires. Je n'aurais pas lu ‘L'été, deux fois' sans son conseil. », s'est brisé à la suite d'une aventure « 3615 Caroline ». Les huit chapitres pairs de l'ouvrage disséquent les plaies et bosses de Marc, Karim, Marta (et les enfants) et Myriam.
C'est toute l'époque 1979-2019 que radiographie
Julien Sansonnens, Suisse Vaudois, militant écolo socialiste ancien député POP (Ouvrier Populaire) et son regard accablé et engagé est d'une grande acuité sur les évolutions françaises, au sein d'une Europe et d'un monde administré par des politiques et formaté par les médias déviant habilement les revendications sociales vers les émancipations sociétales. «Le monde dans lequel je suis né n'existe plus : est-ce cela qu'on appelle vieillir ? Je demeure comme retenu dans un mois de
septembre éternel, dans ce peu que constitue désormais le présent, matériellement confortable et sans beaucoup d'intérêt. »
Le tableau dressé par l'auteur est passé inaperçu dans l'hexagone, où personne n'imagine lire un auteur vaudois, de surcroit édité en Suisse, « exception culturelle » oblige. Son diagnostic, aussi décapant que celui d'un
Michel Houellebecq, débarrassé de ses outrances déclinistes, ouvre bien des perspectives et ébauche des amorces de solutions. « Personne n'aurait imaginé que nous allions nous convertir en quelques années au néolibéralisme soufflant d'Amérique et à la nouvelle religion des Droits de l'Homme, appelée à constituer le sous-bassement idéologique de toutes les guerres à venir, celles que nous soutiendrions le poing levé, au nom du Bien ».
Ce texte mélancolique, plein d'humour et de mélodies, est aussi un formidable hommage aux libraires et aux livres … deux espèces menacées.