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EAN : 9782266199179
338 pages
Pocket (05/11/2009)
3.83/5   69 notes
Résumé :

Les " Immémoriaux ", ce sont les derniers païens des îles de Polynésie, les Maoris oublieux de leurs coutumes, de leur savoir, de leurs dieux familiers, en un mot de leur propre passé.

C'est tout d'abord ce passé même que l'on retient de Tahiti, vers la fin du mir siècle, avec ses rites précis, ses fêtes plus libres. Mais bientôt débarquent les Européens et parmi eux des missionnaires méthodistes anglais, armés de bibles, de codes et d'une mor... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (13) Voir plus Ajouter une critique
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La colonisation vue de "l'intérieur". Ségalen s'est beaucoup documenté sur la société polynésienne pour écrire son roman. L'intrigue commence à la toute fin eu XVIIIème siècle, avec la venue des premiers explorateurs à Tahiti. Petit à petit, les Polynésiens vont perdre leur culture traditionnelle. Leurs rites et leur mythologie vont laisser la place au Christianisme, avec tous les changements induits dans la vie quotidienne et les relations sociales. Segalen fait de ces données anthropologiques, un roman très intéressant, à l'opposé des récits exotiques de Pierre Loti.
On apprend dans la préface que Ségalen a raté de peu la rencontre avec Paul Gauguin, mort quelques mois avant son arrivée. On retrouve parfois en écho, dans son roman, certaines situations décrites dans "Oviri".
Livre agréable à lire qui nous apprend beaucoup sur cette période et cette société, très loin des clichés touristiques et exotiques de notre époque.
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A l'époque où j'étais tête chercheuse ; cours sur la décolonisation qui, bien sûr, commence par un cours sur la colonisation. Parmi les livres à lire « Les Immémoriaux ».
Comme on disait alors, je sortais de ma campagne mais je me souviens encore de ce professeur en toge qui me faisait découvrir un écrivain de mon pays.
C'est l'histoire de Térii, un haèré-po, détenteur de la mémoire de son île : O-Tahiti.
Son rôle, lors des cérémonies rituelles: réciter ses connaissances sur les générations l'ayant précédé, accompagnant sa parole d'un geste sur une corde à noeud (to'o mata), chaque noeud représentant une génération, un nouveau récit, un nouveau nom mémorisé par le récitant.
C'est encore un temps ancien. Mais les Piritani sont déjà là, ils ont la peau blême et une avà qui brûle la gorge et rend fou. Ils sont bizarres
Lors d'une cérémonie il a un trou de mémoire sacrilège. Très mauvais pour lui car Térii met alors en péril sa position mais aussi celle de son marae à cause de la rivalité des peuples entre eux. Il doit s'enfuir et durant 20 ans il parcourt la Polynésie à la recherche des connaissances perdues.
Quand il revient dans son ile, tout a changé. Les missionnaires méthodistes anglais, armés de bibles, de codes et d'une nouvelle morale se sont installés... Les Maoris prient le seul dieu blême Iésu-Kérito et semblent avoir oublié leur mode de vie traditionnel. Ils ne savent plus lire les signes, ne se souviennent plus des ancêtres, se contentent d'une seule femme, ne travaillent plus le jour de la prière…
Térii, alors considéré par tous les convertis comme Ignorant, se laisse baptiser sous le nom de Iakoba avant de devenir diacre, reniant définitivement ses origines.
Segalen, médecin de marine avait 29 ans lors de la parution de ce livre. Jules Ferry était mort mais ses discours en faveur de la colonisation civilisatrice pesaient lourdement.
Critique vive de la colonisation, n'excluant pas la responsabilité des Maoris eux-mêmes.
Ce que montre Segalen, ce n'est pas l'idylle suave avec la nature, mais une société païenne, guerrière, habile au plaisir comme à la cruauté.
Mais le livre est surtout le contre-pied d'un certain « mythe tahitien » dont la mièvrerie était incompatible avec son projet. Pas de Loti, pas de Farrère, pas de Claudel mais une réflexion sur l'Autre et notre manière de l'envisager.
Segalen veut éliminer tout le rance de l'exotisme : « le palmier et le chameau, casque de colonial, peaux noires et soleil jaune », et décrire les cultures étrangères « du dedans en dehors », dans leur différence radicale.
L'Exotisme, écrit-il n'est donc pas la compréhension parfaite d'un hors soi-même qu'on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d'une incompréhensibilité.
Le style de Segalen est unique, entre le récit d'aventure, le texte ethnologique et le poème. Un très, très grand livre.
« Les hommes qui pagaient durement sur les chemins de la mer-extérieure, et s'en vont si loin qu'ils
Changent de ciel, figurent, pour ceux qui restent, des sortes de génies-errants…..
Au troisième lever du soleil, il emplit la pirogue de noix de haari, pour la soif, et de fruits de uru, pour la faim. Aidé de quelques fétii et d'une nouvelle épouse, il leva le pahi tout chargé. »
La mort de V .Segalen est présentée comme mystérieuse. Si vous passez à Huelgoat, sur la vieille route qui mène à Carhaix-Plouguer, dans la foret, près du gouffre vous trouverez l'endroit où l'on a trouvé son corps.




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Je ne savais pas que les éditions Terres Humaines pouvaient publier des « romans ethnologiques », c'est pourtant ainsi qu'est défini le livre de Victor Segalen sur la quatrième de couverture. Ne sachant pas trop à quoi m'attendre, un peu décontenancée, j'ai commencé ma lecture avec un sentiment d'instabilité. Et ce sentiment ne s'est pas estompé au fil des pages, au contraire dirais-je.

Victor Segalen, médecin dans la Navale, est connu pour son goût de l'exotisme et son attrait pour les cultures qu'il a côtoyées au cours de ses longues escales. Ce livre, son premier roman est pourtant déroutant. Il innove, en contant les bouleversements de l'arrivée de l'homme blanc à Tahiti du point de vue des autochtones, ce qui, me semble-t-il, n'avait jamais été fait avant, au moins dans la littérature française. Mais le personnage qu'il met au centre de son récit, Terii, homme pleutre et opportuniste, a tout de l'anti-héros, ce qui me semble une bien étrange façon de célébrer la culture qui a tant ébloui Segalen.
La construction du roman, aussi, me paraît déroutante. Fidèle à l'époque à laquelle Segalen découvre Tahiti, c'est-à-dire en 1903-1904, il ne veut pas célébrer une culture disparue, mais plutôt décrire les changements subis par cette culture, dont il ne peut voir que les derniers vestiges. Pourtant, il use pour ce faire d'une pirouette qui m'a laissée sur ma faim. En effet, le livre est séparé en trois parties : d'abord la reconstitution des premiers contacts entre Polynésiens et Européens, alors que les Tahitiens se moquent bien de toutes les coutumes de ces étranges voyageurs, de leur dieu à leurs vêtements, puis un voyage de Terii et de son maître vers les îles qu'ils considèrent comme la source de la culture maori et enfin le retour de Terii, vingt ans plus tard, dans une société qu'il ne reconnaît plus et qui a adopté la religion du colonisateur et, à sa suite, bon nombre des usages européens. Avec la relation du voyage (une partie plus onirique que descriptive qui ne m'a pas convaincue, mais cela était prévisible du fait de mon côté terre-à-terre) qui sépare deux tableaux de la vie à Tahiti, Segalen montre dans une sorte de miroir inversé les changements subis par la société tahitienne en l'espace d'une génération. Mais, si le changement est frappant, le procédé littéraire m'a paru une solution de facilité pour éviter la question difficile de devoir montrer comment ce changement se fait, les ressorts de cette acculturation consentie.

Livre difficile à lire du fait des nombreuses références à la culture maori, que je connais peu, et que le contexte ne permet pas toujours de vraiment comprendre, ce texte marque cependant par sa poésie et par son respect pour une culture qui a ébloui le Brestois qu'était Segalen. Mais c'est avant tout une constatation de la mort d'une société qui avait été belle et libre, un requiem lucide et sans appel.
Un roman qui me semble peu accessible et difficile à décrypter, mais un témoignage intéressant, tant sur la société tahitienne que comme l'amorce d'un changement de point de vue de la part de certains colonisateurs.
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Prétendre que la lecture des “Immémoriaux” de Segalen est aisée serait publicité mensongère. Avant de s'y aventurer, mieux vaut connaitre le projet de l'auteur, et accepter son parti pris. Celui d'un décalage, d'un changement de place et donc de point de vue. D'où l'on parle ? Eh bien, pas d'où l'on a l'habitude de parler ou d'entendre parler. On parle d'ailleurs, d'un autre côté, d'en face. Surprise ! Non seulement la voix change, mais aussi le propos. Et même le sens des mots. A vrai dire ce monde à l'envers est un autre monde. le risque de l'exotisme, cher à Segalen, ne l'effraie pas. Au contraire il le savoure.
Lorsqu'à l'aube du vingtième siècle Victor Segalen débarque à Tahiti, son éblouissement est total. Il découvre et aime ce monde qu'il voit disparaitre. Gauguin se révolte et meurt de désespoir autant que de maladie. Ségalen, qui le manque de peu, va faire l'histoire et le récit de ce déclin. Mais en romancier plus qu'en historien et surtout, du point de vue des insulaires et autant que possible, dans leur langue. Tout est dans ce changement d'appui. Il ne s'agit pas d'imagination. Segalen apprend tout des modes de vie, des coutumes, des croyances et du langage des populations maoris. Il se réfère à une abondante littérature ethnologique, avec force notes savantes. Il met en scène dans un récit/roman le choc des cultures au moment du débarquement des blancs. Il écrit à sa mère : “l'action se passe entre 1800 et 1820 à Tahiti. C'est le vieux passé maori que j'oppose à la «civilisation» représentée à ce moment-là par les missionnaires protestants.” Ce roman prend les récits d'explorateurs ou de voyageurs à contre pied et à contre temps. Dénonciation, certes, mais par démonstration, et non par pamphlet.
Le procédé est d'une grande efficacité. Il sera repris et transposé. Ainsi Amin Maalouf avec “Les Croisades vues par les Arabes” en 1983. Et bien d'autres, en littérature comme au cinéma. Mais là il est nouveau. “Les immémoriaux” paraissent en 1907. Un nouveau genre est fondé : le roman ethnographique.


Lien : http://diacritiques.blogspot..
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Les Immémoriaux sont un monument....à la civilisation maorie comme à la littérature. L'abord n'est pas forcément aisé mais lorsqu'on se laisse submerger par la vague des aventures, plus rien ne vous détachera du roman.

Terii veut devenir un prêtre-conteur, autant dire le must dans la hiérarchie maorie. Il est obligatoire de connaitre les lignées de dieux et les réciter toutes sans erreur afin de gagner prestige et reconnaissance. Hélas, le héros oublie et comble de malchance son erreur est accompagnée d'une nouvelle révolutionnaire : des étrangers arrivent.
Le héros fera tout pour regagner sa place et il part à la quête des récits premiers que seul un vieux sage sur une île lointaine connait....Un périple poétique se met en branle, faisant passer les années et s'installer les colons.
Au retour tardif du héros, l'ancienne Tahiti n'existera plus. Commencera alors le récit de l'agonie d'une civilisation.

Roman qui adopte le point de vue de l'Autre, du battu, du Tahitien, Les Immémoriaux n'est pas un roman du bon sauvage. Allez voir les premières pages et le périple de Térii à travers les charniers. Segalen tente de défendre la culture de cette île en montrant sa poésie et sa cruauté; bref, faire ressortir son mystère comme l'a magistralement réussi Gauguin.

Mais de manière plus générale, Segalen réfléchit au pouvoir de l'acculturation et à la chute de prestige de la littérature et de l'esprit....une leçon à méditer pour notre propre société en ce début de XXI° siècle!
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Citations et extraits (70) Voir plus Ajouter une citation
"Une femme comparut la première, et fut accusée de « Fornication ». Elle ne parut point comprendre ce que les juges entendaient par là. Car le mot, comme tant d'autres, était piritané d'origine. Noté lui expliqua, non sans réticence et ennui, qu'on désignait ainsi, pour une femme, l'acte de dormir auprès d'un homme, et, pour un homme, l'acte de dormir auprès d'une femme. Elle rit alors, à pleines dents : si le mot lui avait paru neuf, la chose elle même était assez familière. Et toute la foule rit avec elle : Pourquoi donc inventer de tels mots extravagants, pour signifier une si ordinaire aventure ? Les noms maori ne manquaient point là-dessus, et renseignaient davantage !
Mais le Tribunal gardait sa majesté. Si la chose semblait banale quand on lui donnait ses appellations coutumières, elle n'en restait pas moins détestable aux yeux de Kétito, qui l'avait marquée de ce nom de mépris : Fornication. Dès lors, elle relevait de la Loi, partie dix-neuvième, où il est dit : « La Fornication sera punie de travail forcé pour un temps déterminé, fixé par le Tribunal. Les coupables seront, en plus, obligés à dire le nom de ceux qui ont commis le crime avec eux »
La femme riait plus; bien qu'à vrai dire, la menace de « travail forcé» lui parut plaisante plutôt que redoutable :- et qui peut se vanter d'avoir contraint une fille à remuer ses doigts ou ses jambes quand elle veut dormir ?—Mais elle serrait la bouche, obstinée à ne pas dénoncer ses fétii. Alors, on la conduisit rudement à l'écart. D’autres la remplacèrent, craintives un peu, rieuses quand même : elles ne semblaient pas davantage comprendre l’impiété des leurs actes; on les sentait, au contraire, toutes fières de pouvoir accomplir chaque jour, et si aisément, une action dont se préoccupait la Loi !... - Un cri jaillit, de l’entour, suivi de plusieurs noms d'hommes jetés au hasard, précipités : la première coupable avouait tous ses complices. Et l'on connut que la Loi, par le moyen de robustes disciples, forçait à parler même les plus récalcitrantes.
La femme revint, la poitrine secouée ; pleurant et pressant ses hanches : on les avait ceinturées d'une corde glissante, et meurtries. Elle déclara ce qu'on voulut, tous les noms de tané dont elle avait le souvenir; et, pour qu'on n'essayât point de lui en arracher d'autres encore, elle inventa quelques-uns de plus. Ses compagnes l'imitèrent, en hâte. L'un des juges écrivait, à mesure, tous les aveux. — Mais une fille surprit le Tribunal par un dire imprévu : - « La faute n'est pas sur moi ! » criait-elle, « il l'a réclamée toute, pour lui !» On la pressa de questions : elle avoua que l'étranger auprès duquel on l'avait surprise, était le chef de ce pahi farani si accueillant, si bienvenu. Elle n'avait consenti à suivre l'homme que sur la promesse d'en obtenir, après chaque nuit, un livre, un beau livre, avec des figures bleues et rouges, et l'histoire de Iésu.
- « Il t'en a donné ? » demanda l'un des juges.
- « Douze ». Le Farani en possédait d'autres encore, et les distribuait volontiers aux femmes avides de conserver la Bonne-Parole. Elle répéta :
- « Mais il m'avait promis de garder toute la faute, pour lui. Et puis, je n'ai pris aucun plaisir. Et nous avions une couverture. » (p. 234 et suiv.)
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« Le soir tombait. Les étrangers, emportant leurs précieux outils, regagnaient la grande pirogue noire. Alors, à la fraîcheur de la brise terrestre, les interminables parlers nocturnes passèrent librement de lèvres en lèvres. On s’égayait des nouveaux venus ; on marquait leurs gestes étroits et la rudesse de leur langage. Peu à peu les gens se coulaient au pied de la bâtisse, déroulaient des nattes et s’étendaient, non sans avoir palpé les recoins où découvrir peut-être quelque débris de métal dur, oublié. Des torches de bambous s’allumaient, dont les lueurs fumeuses allaient, dans le sombre alentour, jaillir sur la muraille blanche. Des femmes, accroupies sur les talons, les paupières basses, la gorge tendue, commencèrent à chanter. L’une, dont la voix perçait les autres voix, improvisait, sur les immuables mélodies, une parole neuve reprise avec entrain par ses compagnes. De robustes chœurs d’hommes épaulaient ses cris, marquaient la marche du chant, et prolongeait sourdement, dans l’ombre, la caresse aux oreilles épanchée par les bouches harmonieuses : on célébrait les étrangers blêmes sur un mode à la fois pompeux et plaisant. »
…………………………………..
« Une femme sortit de la foule, ajusta ses fleurs, secoua la tête pour les mieux fixer, fit glisser sa tapa roulée, et cria. Les battements recommencèrent. Jambes fléchies, ouvertes, désireuses, bras ondulant jusqu’aux mains et mains jusqu’au bout des ongles, elle figura le ori Viens t’enlacer vite à moi. Ainsi l’on répète, avec d’admirables jeux du corps – des frissons du dos, des gestes menus du ventre, des appels de jambes et le sourire des nobles parties amoureuses -, tout ce que les dieux du jouir ont révélé dans leurs ébats aux femmes des tané terrestres : et l’un s’exalte, en sa joie, au rang des prêtres tapu. À l’entour, les spectateurs frappaient le rythme, à coups de baguettes claquant sur des bambous fendus. Les tambours pressaient l’allure. Les points, sonnant sur les peaux de requins, semblaient rebondir sur la peau de femme. La femme précipitait ses pas. Des sursauts passaient. La foule, on eût dit, flairait des ruts et brûlait. Les reins, les pieds nus, s’agitaient avec saccades. Les hommes, enfiévrés, rampaient vers des compagnes. Parfois, les torches, secouées, jetaient, en pétillant, un grand éclat rouge. Leurs lueurs dansaient aussi. Soudain la femme se cambra, disparut. Des gens crièrent de plaisir. Dans la nuit avancée, des corps se pénétrèrent. Les flammes défaillaient ; l’ombre s’épancha. »
……………………….

« Non ! Les signes Piritané ou n’importe quels autres ne sont pas bons pour nous ! Ni aucun de tous vos nouveaux parlers ! Prends garde, Térii. La chèvre ne renifle pas comme les bêtes à quatre pieds échangent leurs voix, prends garde, c’est qu’elles vont mourir – il poursuivit avec tristesse : Les hommes maoris, voici maintenant qu’ils essaient de siffler, de bêler, de piailler comme les étrangers. En même temps que leurs propres langages voici qu’ils changent leurs coutumes. Ils changent aussi leurs vêtures. Ha ! tu n’as pas vu des oiseaux habillés d’écailles ? Tu n’as pas pêché des poissons couverts de plumes ? J’en ai vu ! J’en ai pêché ! Ce sont les hommes parmi vous qui s’appellent « convertis », ou bien « disciples de Iésu ». Ils n’ont pas gardé leur peau : ils ne sont plus bêtes d’aucune sorte : ni hommes, ni poules, ni poissons. Reprends ta peau, Térii que je déclare plus stupide qu’un bouc ! Reprends ta peau ! »
…………………………

« Térii sentit violemment, avec une angoisse, combien les hommes, et leurs parlers et leurs usages, et sans doute aussi les secrets désirs de leurs entrailles – combien tout cela c’était bouleversé au souffle du dieu nouveau ; et quelles terres surprenantes, enfin, ce dieu avait tirées des abîmes, par un exploit égal à l’exploit de Mahuin pêcheur des premiers rochers !… »
…………………….
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Il répéta pour lui-même : « Ce jour est le jour du Seigneur… » et soudain, à travers tant de lunaisons passées, lui revint à la mémoire cette réponse équivoque de l’homme au nouveau-parler, devant la rive Atahuru ; — l’homme se prétendait fils d’un certain dieu assez ignoré, Iésu Kérito, et il avait dit de même : « Ce jour est le jour du Seigneur ». Là-dessus, Térii se souvenait de chants mornes, de vêtements sombres et de maléfices échangés. — Hiè ! le dieu que ses fétii honoraient maintenant d’un air si contraint, était-ce encore le même atua ? Où donc ses sacrificateurs, et ses images, et les maraè de son rite ?

Cependant, Samuéla, ayant rejoint le voyageur, le pressait de marcher, disant : — « Allons ensemble au grand faré-de-prières. » D’autres compagnons suivaient la même route, et tout ce cortège était surprenant : les hommes avançaient avec peine, le torse empêtré dans une étoffe noire qui serrait aussi leurs jambes et retenait leur allure. Des filles cheminaient pesamment, le visage penché. Elles traînaient chaque pas, comme si les morceaux de peau de chèvre qui leur entouraient les pieds eussent levé dix haches de pierre.

— « Elles semblent bien tristes », remarqua Térii. « Tous les gens semblent bien tristes aujourd’hui. S’ils regrettent un mort, ou de nombreux guerriers disparus, qu’ils se lamentent du moins très haut, en criant et en se coupant la figure. Il n’est pas bon de garder ses peines au fond des entrailles. Où vont-ils, Samuéla ?

— Ils vont, comme nous, au faré-de-prières, pour chanter les louanges du Seigneur. Ceci est un jour de fête que l’on nomme Pénétékoté. » Térii, dès lors, se souvint plus profondément de cet atua sorti du pahi Piritané, avec trente serviteurs principaux, et des femmes, voici un long temps ! Il se souvint, comprit, et il arrêta ses paroles ; et une angoisse pesait sur lui-même, aussi.

On approchait du grand faré blanc. Les disciples de Kérito s’empressaient à l’entour, et si nombreux, qu’il semblait fou de les y voir tous abrités à la fois. Mais, levant les yeux, Térii reconnut l’énormité de la bâtisse. Samuéla devinait dans le regard de l’arrivant une admiration étonnée. Pour l’accroître, il récita :

— « Cinq cents pas en marchant de ce côté. Quarante par là. La toiture est portée par tente-six gros piliers ronds. Les murailles en ont deux cent quatre-vingts, mais plus petits. Tu verras cent trente-trois ouvertures pour regarder, appelées fenêtres, et vingt-neuf autres pour entrer, appelées portes. » Térii n’écoutait plus dans sa hâte à prendre place. La fête, — si l’on pouvait dire ainsi ! — commençait. Les chants montaient, desséchés, sur des rythmes maigres.

Samuéla, qui ne semblait rien ignorer des coutumes nouvelles, s’assit, non pas au ras du sol, mais très haut, les jambes à demi détendues, sur de longues planches incommodes. Térii l’imita, tout en promenant curieusement ses regards sur la troupe des épaules, toutes vêtues d’étoffes sombres. Il s’en levait une lourde gêne : les bras forçaient l’étoffe ; les dos bombaient ; on ne soufflait qu’avec mesure. — Néanmoins, malgré la liberté plaisante de son haleine et de ses membres, Térii ressentit une honte imprévue. Il admira ses fétii pour la gravité de leur maintien nouveau, la dignité de leurs attitudes : les figures, derrière lui, transpiraient la sueur et l’orgueil.

Les chants se turent. Un Piritané fatigué, semblable pour les gestes et la voix aux anciens prêtres de Kérito, mais vieux, et la chevelure envolée, monta sur une sorte d’autel-pour-discourir. — Il s’en trouvait trois dans le grand faré, et si distants, que trois orateurs, criant à la fois, ne se fussent même pas enchevêtrés. L’étranger tourna rapidement quelques feuillets chargés de signes, — ne savait-on plus parler sans y avoir interminablement recours ? — et recommença :

« Et il rassembla ses douze disciples, leur donnant pouvoir sur les mauvais esprits afin qu’ils pussent les chasser, et guérir toute langueur et toute infirmité… »

— « Histoire de sorciers, de tii, ou de prêtres guérisseurs », songea Térii. Lui-même guérissait autrefois. L’autre poursuivait :

« Voici les noms des douze disciples. Le premier : Timona, que l’on dit Pétéro, et Anédéréa, son frère. — Iakoba, fils de Téhédaïo, et Ioane son frère ; Filipa, et Barotoloméo, Toma et Mataïo… »

Douze disciples : l’atua Kérito s’était peut-être souvenu, dans le choix de ce nombre, des douze maîtres Arioï, élus par le grand dieu Oro ! Térii s’intrigua de cette ressemblance. Il soupçonna que si les hommes diffèrent entre eux par le langage, la couleur de leurs peaux, les armes et quelques coutumes, leurs dieux n’en sont pas moins tous fétii.

Le dénombrement des disciples s’étendait : l’arrivant, depuis le matin même, connaissait que les gens, quand ils discourent au moyen de feuillets, ne s’arrêtent pas volontiers. Pour se donner patience, il considéra de nouveau l’assemblée. Les femmes, reléguées toutes ensemble hors du contact des hommes, — voici qui paraissait digne, enfin ! — avaient, sitôt entrées, lissé leurs cheveux, frotté leurs paupières et leur nez, et soigneusement étalé près d’elles les plis du long vêtement noir qui s’emmêlait à leurs jambes. Elles tinrent, durant un premier temps, leur immobilité, et feignirent d’observer l’orateur dont la voix bourdonnait sans répit. — S’imaginait-il donc égaler, même aux oreilles des filles, ces beaux parleurs des autres lunaisons passées ? Les plus jeunes se détournaient vite pour causer entre elles, à mots entrecoupés, du coin des lèvres. Mais leurs visages restaient apparemment attentifs. De légers cris s’étouffaient sous des rires confus. Çà et là, des enfants s’étiraient, se levaient et couraient par jeu. Térii les eût joyeusement imités, car cette insupportable posture lui engourdissait les cuisses. Il hasarda vers son voisin :

— « Est-ce la coutume de parler si longtemps sans danser et sans nourriture ? »

Samuéla ne répondit. Il avait abaissé les paupières et respirait avec cette haleine ralentie du sommeil calme et confortable. Mais Térii admira combien le torse du fétii demeurait droit, son visage tendu, et comment toute sa personne figurait un écouteur obstiné, malgré l’importunité du discours. Que n’allait-il plutôt s’étendre sur des nattes fraîches ! — Un bruit, une lutte de voix assourdies, sous l’une des portes : des gens armés de bâtons rudoyaient quatre jeunes hommes en colère, qui, n’osant crier, chuchotaient des menaces. On les forçait d’entrer. Ils durent se glisser au milieu des assistants, et feindre le respect. L’orateur étranger, sans s’interrompre, dévisagea les quatre récalcitrants ; et Samuéla, réveillé par le vacarme, expliqua pour Térii que c’était là chose habituelle : les serviteurs de Pomaré, sur son ordre, contraignaient toutes les présences au faré-de-prières.

L’on clabaudait maintenant d’un bout à l’autre de l’assemblée. Les manants aux bâtons bousculaient rudement, çà et là, ceux qu’ils pouvaient surprendre courbés, le dos rond, la nuque branlante : beaucoup d’assistants n’avaient pas l’ingénieuse habileté de Samuéla pour feindre une attention inlassable. Les réveilleurs frappaient au hasard. Ils semblaient des chefs-de-péhé excitant à chanter très fort les gosiers paresseux. — Mais il est plus aisé, songeait Térii, de défiler dix péhé sans faiblir, que d’écouter, sans sommeiller, celui-ci parler toute une heure ! Malgré la volonté de l’arii, malgré les bâtons de ses gens, un engourdissement gagnait toutes les têtes. Samuéla, dont la mâchoire bâillait, désignait même à Térii la forte carrure du chef, balancée comme les autres épaules, d’un geste assoupi, sous les yeux de l’orateur : Pomaré seul avait droit au sommeil.

Le Piritané persistait à bégayer sans entrain les tristes louanges de son dieu, et Térii s’inquiétait sur l’issue du rite. Son ennui croissait avec la hâte d’un appétit non satisfait. Comment s’en irait-il ? — Les gens aux bâtons surveillaient toutes les portes et la présence des chefs, de quelques-uns reconnus pour Arioï, donnait à l’assemblée, malgré tout, une imposante majesté. Il patienta soudain : l’orateur changeait de ton.

Cette fois il se servait du langage tahiti, et il mesurait chaque mot, pour que pas un n’en fût perdu, sans doute : il avertit de ne point oublier les offrandes : ces offrandes promises devant l’assemblée des chefs, en échange des « grands bienfaits reçus déjà du Seigneur ». — À ces paroles, Térii connut quelle différence séparait en vérité des dieux qu’il avait imaginés frères : l’atua Kérito se laissait attendrir jusqu’à dispenser tous ses bienfaits d’avance, cependant que Hiro, Oro et Tané surtout, exigeaient, par la bouche des inspirés, qu’on présentât tout d’abord les dons ou la victime, et ne laissaient aucun répit. Le nouveau maître apparaissait trop confiant aux hommes pour que les hommes rusés ne lui aient déjà tenté quelque bon tour. On pourrait en risquer d’autres, et jouer le dieu ! — Les chants recommençaient. Mais Térii vit enfin la porte libre, et s’enfuit.

Il cheminait sur la plage, longeant avec défiance les nombreux faré nouveaux. Tous étaient vastes et la plupart déserts. Çà et là, des hommes vieux et des malades geignaient, sans force pour suivre leurs fétii, et sans espoir, que, durant ce jour consacré, l’on répondît à leurs plaintes. L’un d’eux s’épouvanta, — car un grand feu conservé malgré les tapu sous un tas de pierres à rôtir, flambait dans l’herbe et menaçait. Il cria vers le passant inattendu. Térii prit pitié du vieil homme et éteignit le feu sous de la terre éparpillée. L’autre dit : — « Je suis content » et ajouta sévèrement : « Mais pourquoi n’es-tu point occupé comme tous ceux qui marchent, à célébrer le Seigneur, dans le faré-de-prières ? » Et le vieillard regardait avec dédain le maro écourté, les épaules nues de Térii qui ne sut point lui répondre et poursuivit ses pas.

La vallée Tipaèrui s’ouvrait dans la montagne. Il marcha près de la rivière en s’égayant à chaque foulé
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Vite, on ménageait des places rondes où préparer la boisson rassurante, le àva de paix et de joie, - que les Nuù-Hiviens, dans leur rude langage, appellent le Kava. Autour du bassin à quatre pieds creusé dans un large tronc de tamanu, s'assemblaient par petits groupes les gras possesseurs-de-terres, leurs fétii, leurs manants, leurs femmes. Une fille, au milieu du cercle écorçait à pleines dents la racine au jus vénérable, puis, sans y mêler de salive, la mâchait longuement. Sur la pulpe broyée, crachée du bout des lèvres avec délicatesse dans la concavité du tronc, elle versait un peu d'eau. On brassait avec un faisceau de fibres souples qui se gonflait de liquide, et que la fille étreignait au-dessus des coupes de bois luisantes. A l'entour, les tané buvaient alors la trouble boisson brune, amère et fade, qui brise les membres, mais excite les nobles discours.
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Un grondement de la foule étrangla sa parole, mais il reprit plus fortement:
- "Quand les hommes changent leurs dieux, c'est qu'ils sont plus bêtes que les boucs, plus stupides que les thons sans odorat! J'ai vu des oiseaux habillés d'écailles! J'ai vu des poissons vêtus de plumes: je les vois: les voici: les voilà qui s'agitent ceux que vous appelez "disciples de Iésu". Ha! ni poules! ni thons! ni bêtes d'aucune sorte! J'ai dit : Ahora-nui pour la terre Tahiti, à ma revenue sur elle. Mais où sont les hommes qui la peuplent? Ceux-ci... Ceux-là... Des hommes Maori ? Je ne les connais plus: ils ont changé de peau."
(p. 230, Chapitre 4, “La loi nouvelle”, Partie 3).
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