C'est sur son lit d'hôpital au plus fort de la pandémie que
Joann Sfar a eu l'idée de ce livre qu'il portait en lui depuis 30 ans. A St Antoine, bondé, on l'avait placé faute de mieux au service de gastro-entérologie et le médecin qui vint lui rendre visite n'y connaissait rien aux poumons et lui dit simplement « battez-vous » ! Une injonction qui lui en a rappelé d'autres et qui a ressuscité les fantômes de sa jeunesse, quand de 16 à 21 ans il voulait en découdre avec l'extrême droite antisémite en pratiquant le kung-fu et le krav-maga.
C'est aussi le moment où, voulant échapper aux prières qu'il juge interminables et mortellement ennuyeuses, il se retrouva à intégrer la brigade des gardiens de
la synagogue de Nice en pleine période où les attentats antisémites se multiplient.
Ces souvenirs d'enfance sont surtout un vibrant hommage à son père qu'il venait de perdre et dont il avait déjà dressé l'émouvant portrait dans «
Comment tu parles de ton père ». C'était un avocat séducteur, bagarreur, haut en couleur et humaniste. le jeune Joann se heurte à des conflits de loyauté : son père prône le combat, son grand-père d'origine ukrainienne dont toute la famille a disparu durant la Shoah souhaite la non-violence. Ce roman d'initiation à la sauce
Sfar donne, malgré la période très sombre, lieu à des moments drolatiques où le jeune s'aperçoit que les skinheads qu'il a identifiés comme ennemis à abattre sont soit de parfaits abrutis soit éminemment sympathiques. Ceci rendant par contraste d'autant plus glaçants les moments où il se rend compte que l'ennemi c'est la majorité silencieuse ou que lors du sac du cimetière juif du château à Nice la police n'a rien fait pour arrêter le coupable que ses camarades et lui avaient pourtant très facilement identifié. Sans parler des sorties du premier ministre , un certain
Raymond Barre, au moment de l'attentat de la rue Copernic...
Comme toujours chez cet auteur boulimique (plus de 150 albums), les défauts sont de qualités et vice-versa : le dessin est plutôt enlevé et plus fouillé que d'habitude, on sent l'amour pour sa ville, Nice, qu'il cartographie dans les moindres détails (en nous donnant des adresses précises) et les couleurs de Brigitte Findalky rendent également justice à cette côte d'Azur baignée de soleil. Les premières pages sont hilarantes : quand sous l'effet de la douleur et des médicaments, Joann rencontre l'un de ses dieux :
Joseph Kessel, héros de guerre, ancien élève du lycée Massena comme lui (sa deuxième idole étant
Romain Gary lui aussi niçois et héros) dont il écoute les podcasts sur France Culture pour passer le temps. Mais ces divagations de malade ne sont pas des divagations d'écrivain : c'est finement relié au reste du propos et l'on apprend une anecdote sur
Kessel (que je ne divulguerai pas ici) qui nous permet de comprendre davantage le pessimisme du
Joann Sfar adulte.
Il y a donc des « pépites » dans ce roman (autobio)graphique. Mais parfois l'auteur ne sait pas s'arrêter et cela nuit au livre. Il dévoile tout/trop de son intimité sans véritable utilité. Pourquoi met-il ainsi en scène ses masturbations par exemple ? Il y a des redites et des longueurs aussi qui diluent à la fois le propos et l'humour. Avec quelques coupes, le livre aurait vraiment été davantage percutant. On a l'impression que dans cet opus si personnel, philosophique qui pourrait être tout en délicatesse avec ces doutes qui se confrontent aux questions existentielles sur le judaïsme, ses questions sur les extrémismes qu'il faut sans arrêt combattre, cette tendresse immense pour le père et plus généralement l'évocation de l'incompréhension d'un monde où plus grand chose ne tourne rond,
Sfar ne peut s'empêcher d'en rajouter par pudeur pour stopper l'émotion et c'est dommage.
C'est un ouvrage qui fait néanmoins réfléchir. On notera la très documentée chronologie de « la météorologie antijuive » qui clôture cet album porté par un ton complice et très oralisé qui nous donne l'impression de l'avoir écouté non conter son histoire autour d'un thé.
Je remercie par ailleurs l'équipe de Babelio de m'avoir permis d'assister à la rencontre organisée avec l'auteur le 6 octobre.