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sur 227 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
« Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. »

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être

Ces mots, je les ai précieusement collectés il y a longtemps déjà, à une époque où, entamant le virage de l'âge adulte, je cherchais dans mes lectures des réponses aux nombreuses questions que je me posais sur l'existence. J'y suis revenue souvent, puis je les ai un peu oubliés, me disant qu'après tout, on avait toujours le choix… de choisir sa vie. Peu après avoir commencé la lecture du dernier livre de l'écrivaine israélienne Zeruya Shalev, les mots de Kundera ont resurgi dans ma mémoire avec l'énergie tressautante du diable sorti de sa boîte.
Je suis retournée lire l'extrait dont ils étaient tirés, à peine surprise d'y découvrir cette conclusion lapidaire :
« Une fois ne compte pas. Une fois n'est jamais. Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est comme ne pas vivre du tout. »
Si j'avais encore l'espoir de me réfugier dans l'illusion du choix, Kundera se charge de me ramener à l'implacable réalité. Comme nous, les personnages de Stupeur pensaient ou pensent encore, pour certains d'entre eux, pouvoir influer le cours des choses, il pensent être en mesure d'effectuer des choix. Mais que signifie choisir quand on n'a qu'une seule vie à sa disposition, quand on ne peut pas expérimenter dans une autre une infinité de choix possibles ? Cela ne signifie rien. On ne choisit pas, on avance juste à tâtons en espérant que telle décision que nous avons prise nous engagera sur une voie plutôt moins périlleuse qu'une autre. Mais, et c'est là notre drame, nous ne pouvons pas savoir si nous avons fait le bon ou le mauvais choix. Nous ne pourrons jamais le savoir. Ce qui ne nous empêche nullement de nous fustiger, le plus souvent, ou de nous féliciter, plus rarement.

Atara, l'héroïne de Stupeur, qui semble avoir développé un indéniable talent pour l'auto-flagellation — « chez elle, les regrets sont profonds, persistants, et en général purulents » — aborde les rives de la cinquantaine dans un état de grand chamboulement intérieur.
Enferrée dans une relation de couple qui, n'ayant pas rempli les promesses induites par le coup de foudre initial, se délite sur un fonds de culpabilité persistant, elle ne sait ce qu'elle se reproche le plus : d'avoir brisé son précédent foyer? Ou de n'avoir pas su maintenir la flamme incandescente de ce second amour ?
Angoissée pour son fils, méconnaissable depuis qu'il est revenu de ses quatre ans de service militaire au sein d'un commando d'élite, elle se reproche amèrement sa fierté de mère le jour de son incorporation.
Désemparée face à sa fille partie poursuivre ses études aux Etats-Unis et qui, insensiblement, s'éloigne d'elle, elle se reproche leur lien trop fusionnel tout en s'y raccrochant comme une noyée à sa bouée.
Enfin, enragée face à un père décédé quelques mois plus tôt, qui a transformé son enfance en cauchemar en faisant d'elle son souffre-douleur, elle se reproche d'avoir si ardemment souhaité sa mort, enfant :
« Elle avait aussi une prière spéciale, qu'elle se répétait avant de dormir, ses petites mains plaquées l'une contre l'autre dans une supplique chuchotée. « Mon Dieu, rappelle-le bientôt à toi ou alors apprends-lui à aimer » ».

C'est le besoin de comprendre ce père profondément malheureux et impitoyablement maltraitant qui pousse Atara à partir à la recherche de Rachel, celle qui fut, soixante-dix ans plus tôt, le premier, l'unique amour de son père. Si ce dernier, véritable fossoyeur des jours heureux, ressemble à une boîte noire à jamais indéchiffrable d'où tout le reste — malheurs et péchés — paraît découler, Rachel sa bien-aimée, aujourd'hui une très vieille dame de 90 ans, en est sans doute le contrepoint lumineux. Après bien des rendez-vous manqués, c'est finalement auprès d'elle qu'Atara, anéantie par un nouveau malheur qui, aussi brutal qu'imprévisible, la frappe de plein fouet, cherche refuge. Et c'est par elle, grâce au « rayonnement puissant de ce corps sec » qu'elle accèdera peut-être, in fine, à l'acceptation et à une forme de sagesse :
« Ne laisse pas le hasard se transformer en destin, ma fille, (…) c'est parce qu'elles sont laissées à l'abandon et livrées au hasard que nos vies supplanteront toujours la mort. »

Plus que pour aucun autre personnage du livre, le destin de la vieille dame est indissociablement lié à celui de son pays. Elle lui a donné ses années de jeunesse, lui sacrifiant tout, elle s'est battue, intrépide soldat d'un groupe combattant clandestin, pour le libérer du joug britannique. Rachel, à l'image d'Israël, est aujourd'hui grise, sèche et barricadée, terriblement seule, violemment contestée au sein même de sa famille. Comme pour son pays, les années de jeunesse et la foi en sa légitimité ont laissé place au doute et au vacillement existentiel. Ce n'est pas la moindre qualité de ce livre virtuose bousculant les repères chronologiques et les codes de la narration que d'avoir su entrelacer avec tant de naturel le destin et la psyché des personnages à l'histoire d'Israël. D'une plume usant d'une large palette de tons, du plus cru, âpre et grinçant au plus lyrique et caressant, Zeruya Shalev, tout en abordant des thèmes essentiels — l'amour, la filiation, la mort, le deuil — reste toujours à hauteur de ses personnages. Ceux-ci, bien qu'inlassablement creusés par l'autrice, passés au tamis de son regard perçant, conservent jusqu'au bout une part de mystère. Et peut-être est-ce là, précisément, que réside la plus belle part d'eux-même.

Un immense merci à toi, Bernard, de m'avoir invitée à t'accompagner dans cette lecture. Nos échanges nourris, variés et sincères m'ont été d'un grand réconfort en ces temps de troubles et d'incertitudes où l'Histoire, avec son cortège d'horreurs, semble indéfiniment se répéter, comme si les hommes, jamais, ne tiraient la moindre leçon du passé.
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Stupeur est un roman qui réunit deux femmes. L'une, Rachel, est une très vieille femme de quatre-vingt-dix ans, mais qui a encore toute sa tête. Elle a combattu autrefois pour un réseau israélien clandestin, précisément en 1948 lorsque le pays d'Israël se construisait dans les convulsions balbutiantes de son histoire. Durant un an, durant cette année traumatisante, elle a été mariée à un homme qu'elle a perdu de vue aussitôt après. Cet homme vient de mourir, il est aussi le père de l'autre héroïne du livre, Atara, cinquante ans, il fut pour elle un père violent. Ces deux femmes vont cheminer l'une vers l'autre, formant l'arc qui soutient le texte, même si dans la poursuite du roman, c'est véritablement Atara qui va porter le récit. C'est déjà comme une transmission...
Le malheur s'invite chez Atara dans le paysage familier et recomposé de son existence, venant bousculer ses certitudes, révéler des blessures dans la difficulté d'aimer, tandis que Rachel, elle, chemine vers une mort inéluctable qui enfouira peut-être à jamais sous la terre des souvenirs inexacts, des secrets mal éteints.
Jérusalem, Haïfa, Tel Aviv... Je m'invite dans ce voyage féminin sans trop savoir où je mets les pieds.
Ces deux femmes qui ne veulent rien lâcher ont tant de choses à se dire, tant de choses à révéler l'une à l'autre, tant de questions qui viennent se fracasser confusément à l'aune de l'incompréhension d'un monde qui leur échappe encore un peu...
Dans un état de bouleversement intérieur, ces deux femmes de deux générations différentes, qui auraient pu ne jamais se connaître ni se rencontrer, entrent dans un long chemin d'introspection, marchant l'une vers l'autre, parfois à tâtons, parfois reculant, toujours étranglées par l'appréhension et l'espoir qu'une lumière vienne forer enfin les ténèbres au moment où elles se parleront.
Livre du deuil, du souvenir, de la mémoire...
Se souvenir est bien plus qu'un travail vibrant de la mémoire, c'est aussi une quête sacrée.
Stupeur se déroulant sur le territoire israélien d'aujourd'hui, je me suis demandé si cette histoire pourrait avoir le même sens ailleurs, à un autre endroit de la planète, meurtri en sa chair ?
Car ce territoire et ce peuple d'Israël portent la rencontre avec les personnages de ce roman.
Est-ce ici l'histoire d'un peuple en quête d'une terre, entre espérance et radicalité, est-ce l'intime qui tutoie l'universel ?
On pourrait y lire le prétexte de la cause du peuple israélien, son errance, sa fragilité, sa douleur, pour dire la vie, la mort, mais l'intention de l'autrice, me semble-t-il, est bien plus subtile et complexe.
Je me suis demandé si le chemin chaotique de ces personnages, de ces familles recomposées, fragmentées par ailleurs dans les blessures, les tentatives de réparations et la culpabilité, était le prétexte à évoquer celui non moins chaotique d'un peuple et d'un territoire, ou bien si cétait l'inverse. Les routes ne sont-elles pas si entrelacées et finalement mélangées qu'il serait vain de vouloir répondre à cette question ?
Il faut sans doute voir dans cette histoire une métaphore des peuples et des territoires, ceux qui, par idéalisme, courage ou aveuglement, ont choisi l'errance, la faim, parfois le fanatisme, la prison, les blessures et la mort.
Mais un mort vaut-il toujours un autre mort ?
L'absence de paix domine dans le coeur des personnages comme dans l'âme blessée d'un territoire.
Les personnages de ce roman portent en eux, dans leur difficulté de s'aimer, celle aussi de se chercher, de se trouver, les traumatismes individuels et collectifs qui continuent d'habiter un territoire névrosé.
Un sentiment de culpabilité prévaut sans cesse tout au long du récit, couture les pages, culpabilité du peuple juif, culpabilité du territoire d'Israël, culpabilité des personnages. Comment ne pas voir dans ce sentiment de culpabilité le drame de l'histoire qui ne cesse de se perpétrer comme une déflagration, dans cette difficulté voire impossibilité de deux peuples, le peuple juif et le peuple palestinien à savoir faire la paix ensemble sur ce territoire blessé dans sa chair ?
Mais faire la paix, ce n'est pas s'aimer.
J'avance moi aussi à tâtons dans cette lecture envoûtante, rassuré par le réconfort de me savoir pas seul.
Ces personnages peuvent être animés par l'amour d'Israël, tout en ne sachant pas aimer leurs enfants, ou du moins pas comme il le faudrait. L'amour n'est jamais loin, l'amour filial, l'amour des autres, l'amour qui étreint, fascinant, fasciné, irrésolu dans le désir de l'autre et le besoin d'être aimé. Certains d'entre eux prennent parfois des décisions dans l'élan de la passion amoureuse. Qui ne l'a pas fait ? Pour cela je pourrais vous dire que Stupeur est aussi un très beau roman d'amour.
Dans ce livre d'une écriture magnifique, d'une beauté crépusculaire somptueuse, Zeruya Shalev nous dit l'impossibilité d'échapper à son histoire.
L'autrice israélienne m'a touché à plusieurs endroits...
Disant le deuil et cette manière balbutiante de reprendre le cours de nos vies après...
Disant comment une femme peut devenir étrangère en sa propre maison...
Disant la trajectoire de jeunes adultes, à peine sortis de l'enfance, qui s'enrôlent dans des unités combattantes...
Disant le suicide de soldats...
Disant comment parfois nos émotions sont piégées dans des bras consolateurs...
Dessinant les personnages multiples de ce roman, offrant leurs voix, leurs gestes, leurs fêlures...
Ce sont des constellations emplies d'espoir et de douleurs, ballottées par des flots impétueux, tandis que leurs proches parfois ne sont plus là, mais demeurent encore présents malgré tout, les côtoient au quotidien, leur laissant désormais le soin de continuer de porter les épreuves de la vie après eux.
Les guerres sont des déflagrations qui fracassent des familles sur plusieurs générations. Et dans les secrets de famille, ce sont souvent les enfants qui paient un lourd tribut. Ici j'ai aimé aussi la manière dont Zeruya Shalev campe ces personnages, loin d'être secondaires, que sont les enfants et qui viennent apporter un peu de leur lumière au texte...
Stupeur est un roman magnifique sur l'âme humaine, sur la tragédie de l'humanité qui transforme des personnages déchirés par des vents contraires, des êtres en prise sans cesse avec leurs destins.
L'écho de ce roman résonne en moi de plusieurs manières, sans doute parce qu'il est venu visiter quelques pans intimes de ma propre histoire familiale.
Dans cette stupeur, où deux femmes sont happées dans le récit pour nous tisser une histoire qui les unit, j'ai été happé à mon tour dans les tourbillons de leur rencontre, l'une ressemblant à ma mère, l'autre à l'une de mes soeurs, toutes deux ayant cherché durant toute leur vie à venir l'une vers l'autre... Derrière les blessures installées, il y a toujours des secrets latents qui sommeillent.
C'est un texte intemporel, qui engage autant dans sa dimension intime qu'universelle.
C'est un roman qui m'a engagé.
Celui d'habiter le monde en continuant d'y poser mes rêves et uniquement l'essentiel.
J'avais décidé de lire ce livre dès le mois de septembre dernier, convaincu par le point de vue dithyrambique de ma librairie préférée qui en a fait son plus grand coup de coeur de la rentrée littéraire. Dans le contexte géopolitique actuel marqué par le conflit du Proche-Orient, ayant commencé à lire ce livre quelques jours après le 7 octobre dernier, j'ai été invité dans cette lecture à effleurer la complexité de l'identité plurielle israélienne, cet hubris tragique qui porte le destin de ce pays, j'ai été invité à m'en approcher, à poser ce regard étonné, inquiet, ahuri, parfois révolté, toujours ému.
Étrangement, malgré un récit qui laisse sans répit, j'ai lu ce livre dans un état ensorcelé par la douceur que je devinais en embuscade, peut-être en raison de la sororité du texte, je venais de quitter les membres d'une famille qui m'étaient devenus résolument si proches.
À la toute dernière page j'ai compris pourquoi l'autrice avait donné ce titre à ce roman, Stupeur, c'est aussi l'une des plus belles émotions qui m'a été donné de ressentir en lisant un livre, ce livre magistral que je ne suis pas prêt d'oublier.
Dans ce roman qui aurait pu être étranger à moi-même, il y a cependant ici ce qui nous ressemble et nous rassemble à jamais : la vie, l'amour, la mort, c'est-à-dire ce qui nous saisit et nous dessaisit inexorablement.

Je tiens à remercier ma fidèle amie Anna (@AnnaCan) pour cette lecture commune, heureux qu'elle ait accepté mon invitation. L'actualité violente et douloureuse du Proche-Orient s'est forcément invitée dans nos échanges riches et complémentaires, même si ce ne fut pas l'essentiel de notre dialogue inspirant. L'essentiel est cette passerelle entre nos deux expressions. Merci à toi.
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Rachel est la première femme de Menahem Rubin, Mano. Ils ont combattu ensemble contre l'occupant britannique administrateur des territoires palestiniens après la deuxième guerre mondiale, décidés à faire de cette terre leur pays d'Israel « Nous voulions faire expier les Anglais et venger tous ces bateaux d'émigrants qui après avoir échappé à l'enfer Nazi étaient renvoyés à la mer (1)»
Rachel avait 15 ans en 1944, et « à 20 ans, elle s'y connaissait bien mieux en affaires militaires qu'en affaires de coeur, et évidemment ne connaissait rien aux mystères de l'âme. »
Ils se sont mariés en 1947, mais quand la mort est la compagne de tous les jours, que vaut un mariage célébré dans la clandestinité ?
Mano décide de rompre le 17 aout 1948 et la fin de ce mariage signifie aussi la fin de leurs rêves.
Rachel pleure autant la fin de leur mariage que la fin de leur combat. Rachel est « enfermée dans son monde à elle. » comme le rapporte son fils Amihaï « elle parlait beaucoup de sa période de clandestinité, de ses mais tués au combat (…) on avait l'impression qu'elle était ailleurs (…) elle évoquait ces années là avec une grande nostalgie.»
Elle recherche ce pays dont elle a rêvé, qui n'a jamais existé et qui n'existera jamais. Ce pays où «Ce n'était pas un hasardais l'on trouvait côte à côte, dans le Lehi, Yossef le communiste et Zvi le croyant. »
Cette nostalgie fait irruption dans sa vie lorsque Atara la fille que Mano a eu d'en deuxième mariage vient frapper à sa porte. Que sait la jeune fille de sa vie passée, pourquoi lui rend elle visite ? Rachel va-t-elle révéler le secret que cache le prénom Atara ?
Les deux femmes partagent cette vision d'un pays qui n'est pas celui qu'elles vivent.
La jeune femme s'interroge sur le retour du religieux dans le quotidien « Ils vivent encore au dix-huitième siècle dans leur village polonais ! », elle et son mari Alex s'insurgent « Ce n'est pas pour cela que j'ai émigré de Pologne (…) Je n'ai pas lutté pour voir mes fils et petit fils accoutrés comme les juifs de la Diaspora. »
« Nous ne nous laisserons pas massacrer comme les Juifs d'Europe » disait alors Rachel.
Les personnages outre Rachel et Atara, se retrouvent dans leurs interrogations, leurs tentatives de changer de vie en changeant de partenaires, leurs difficultés à transmette aux enfants des valeurs dont ils s'éloignent le plus souvent.
Dans un roman envoutant qui ne laisse jamais le lecteur indifférent Zeruya Shalev nous guide dans l'histoire de la construction d'Israel en montrant comment elle interfère avec la vie de ses personnages et les confronte à leurs choix, leurs renoncements ou leurs trahisons supposées.
Le récit renvoie aussi aux responsabilités des démocraties occidentales et à leur passivité face à la Shoah.
Sans prendre partie, l'auteur nous fait comprendre l'omniprésence de la religion dans les gestes du quotidien, souligne le paradoxe d'une société contemporaine où les coutumes religieuses maintiennent un lien fort avec le passé et nous fait partager le rapport évident des personnages avec ces traditions.
Le roman a l'épaisseur d'une broderie dont les personnages seraient les fils de différentes couleurs tissés ensemble pour réaliser un portrait complexe mais complet, visible au premier coup d'oeil.
L'immensité du pays y est omniprésente, « (…) où les paysages jaillissent d'un coup, comme recréés durant la nuit. »
De magnifiques évocations de la vieillesse « (…) la grande main masculine de Rachel est toujours posée sur la sienne, alors elle se met à la détailler, fascinée, comme si une antique carte au trésor y était dessinée. Sans dire un mot, elle se focalise dessus, cherchant la cachette entre les îles brunies par le temps, les déserts de soleil et les méandres veineux des ruisseaux. »
Merci à Gallimard et Babelio pour l'envoi de ce roman dans le cadre de la rencontre avec l'auteure le 8 septembre.

(1) Voir le film d'Otto Preminger EXODUS, 1960, avec Paul Newman et Eva Marie-Saint
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Deux femmes, deux trajectoires qui s'entrecroisent. Et pourtant rien ne paraissait les amener à se rencontrer, ni leur âge, ni leur lieu de résidence. Nous apprenons très rapidement ce qui les rapproche.
Alternent des chapitres consacrés à la vie et au passé des deux femmes.
Attara, la petite cinquantaine, architecte du patrimoine, se fait appeler Rachel par son père Menahem, à l'agonie, qui croit reconnaître dans les traits de sa fille, sa première épouse, à qui il avait promis de ne pas se remarier.
Attara retrouve Rachel, aujourd'hui nonagénaire, veuve de son deuxième mari, et mère de deux fils, le plus âgé en conflit avec elle, et le plus jeune devenu ultraorthodoxe. Les deux femmes tentent à plusieurs reprises de se parler mais les premiers contacts sont difficiles.
Rachel a fait la connaissance de Menahem dans un mouvement terroriste juif, le Lehi, auteur d'attentats contre les anglais dans la Palestine mandataire sous mandat britannique, avant la création de l'état d'Israël en 1948. Les deux jeunes amoureux, exaltés et pleinement investis dans leur mission, "combattants morts et isolés", font passer leur idéal avant leurs relations familiales. Un fâcheux concours de circonstances conduit Menahem à endosser la responsabilité de la mort d'une jeune femme, et à divorcer de Rachel.
Attara, dont l'enfance a été marquée par un rejet de la part de son père Menahem qui en a fait son souffre-douleur, entretient une relation teintée de mépris et d'hostilité avec son deuxième mari Alex. Elle est préoccupée par ses enfants, sa fille partie suivre des études aux Etats-Unis et son fils, hagard depuis son retour du service militaire. Comme son père avant elle, elle ressent une très lourde culpabilité et une forme d'incapacité à obtenir le pardon.
Les secrets du passé empoisonnent le présent.
Les histoires se répètent, se répondent. Des évènements aléatoires, des grains de sable, viennent bousculer le cours des destinées. Les choses auraient pu prendre une toute autre tournure. Attara a-t-elle commis une faute ? Elle se pose inlassablement la question.
Rachel sera le trait d'union qui lui permettra de retrouver son père.
Les deux femmes vivent dans un pays meurtri, au bord du gouffre, où la religion pèse de tout son poids et où flotte un sentiment de danger imminent. Des conflits de génération éclatent entre des parents nationalistes athées à l'origine de la création du pays et des enfants qui deviennent des religieux ultraorthodoxes. La question des territoires occupés fracture également les familles.
Zeruya Shalev, qui a écrit son livre avant le 7 octobre, fait don de prémonition en évoquant le sujet des chambres sécurisées dans les logements.
Elle nous offre ici, une oeuvre passionnante, dense, intense, où elle allie finesse psychologique, examen au scalpel de son pays, et sens de la tragédie.
Je retrouve l'autrice dont les capacités à disséquer les relations humaines m'avaient marquée dans ses premiers romans, Vie amoureuse et Mari et femme.

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Parce que la lumière qui embrase la mer morte est à nulle autre pareille ; parce que l'ardeur brûlante au dessus de Massada semble infligée par une forge impitoyable ; parce que les toits de Jérusalem flamboient à toute heure du jour dans un incendie prodigieux, sans doute, pour moi, le mot incandescence symbolise la terre d'Israël.
Incandescent, ce livre l'est aussi, embrassant pêle-mêle les antagonismes irréconciliables de cette terre aussi maudite que sacrée, les liens familiaux et les amours vivantes et mortes.
De sa plume élégante, subtile, Zeruya Shalev livre une oeuvre dense, pluri-racinaire, explorant les fils inextricables qui tissent un maillage étouffant de politique, de religiosité, de haines, de rancoeurs, de destins brisés, d'espoirs entêtés et de culpabilité sans fond.
Sans doute faut-il être israélien pour appréhender ce contexte vieux de plusieurs millénaires et pétri de douleurs.
Deux femmes, trois générations et 80 ans d'histoire.
D'un côté, Rachel, vieille dame de 90 ans. Dans sa jeunesse, elle s'est engagée dans le Lehi, mouvement libertaire épris de la volonté farouche de bouter l'anglais hors de Palestine, persuadé que juifs et arabes pouvaient vivre en frères. Et puis, la naissance de l'état d'Israël leur a donné tort, faisant de ce pays une forteresse intolérante, bardée de barbelés, érigeant la haine pour justifier réponse à l'ignominie de la seconde guerre mondiale. Mille jeunes guerriers sacrifiés sur l'hôtel de la politique... Parmi eux, Mano, premier et unique amour de Rachel, l'époux d'une année avant qu'il ne fasse volte face.
De l'autre, Atara, fille de Mano, qui soixante-dix ans plus tard, tente avec ironie et masochisme de colmater les multiples brèches d'une famille deux fois recomposée, d'un amour fou qui s'abîme, des meurtrissures de son fils revenu détruit de l'armée.
La rencontre de ces deux femmes, à priori improbable, va être le déclencheur d'une cascade d'événements et de revirements.
Parentalité et patrie, politique et religion, c'est dans ce maelstrom que l'auteur forge des destinées bouleversées et bouleversantes.
Stupeur est un roman puissant, douloureux et lumineux, où l'on retrouve cette lumière incomparable qui brille insolemment sur ce pays bâti entre un passé immémorial et la réalité d'un présent empreint d'adversités.
Une très belle découverte de cette rentrée littéraire.
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Stupeur , un livre à découvrir absolument !
C'est pour moi un très beau roman : deux femmes israéliennes, Rachel nonagénaire et Atara ,la cinquantaine , deux générations donc , sont amenées à se rencontrer .Et l'auteure déroule de façon très visuelle les bouleversements qui en résultent.
La profondeur de l'analyse du trouble vécu par les personnages, leur relecture de leur passé respectif, la sincérité participent aussi à la richesse du récit soutenu par une intrigue et des rebondissements inattendus.
De l'histoire,même s'il y des tragédies qui font peut-être partie du quotidien ,se dégagent une vivacité, un enthousiasme, un instinct de vie.
Les souvenirs et les regrets affluent chez Rachel, l'auteure les met en mots d'une façon très intéressante sur le plan littéraire. Rachel vit une nostalgie très lucide. le lecteur plonge dans les années 1944-1948 , Rachel fait alors partie d'une organisation paramilitaire, le Lehi , dont le but est de chasser les Anglais, puis de bâtir un État hébreu. Elle vit longtemps dans la clandestinite
Son premier mariage , dans sa prime jeunesse, avec un combattant du Lehi se solde par le départ inexpliqué du mari au bout d'un an.
Rachel veuve et mère de deux grands fils vit à Jérusalem.
Atara est la fille du professeur Rubin, chercheur en neurosciences. Il vient de décéder à l'âge de 91 ans et dans ses derniers jours il a tenu à Atara des propos confus qui l'ont à la fois touchée et interrogée. Peut-être va-t-elle savoir enfin pourquoi elle porte ce prénom, Atara.Son père ne l'aimait pas et Atara pense que son besoin de séduction est en lien avec cette froideur de son père.
Atara Rubin vit à Aifa, elle est architecte, spécialiste de la conservation du patrimoine et c'est à cette occasion qu'elle a rencontré son deuxième mari Alex. Ensemble ils ont eu Éden. Elle a une fille de son précédent mariage avec Dornann. le récit nous livre les pensées d'Atara sur le couple, les familles recomposées et la parentalite.
Atara plonge le lecteur dans l'Etat d'Israel d'aujourd'hui. Au volant de sa voiture, elle nous dit les paysages . Elle nous dit aussi une urbanisation chaotique, les embarras de circulation, la guerre, les attentats et la religion.
Au moment où elle fait la connaissance de Rachel, Atara traverse des turbulences, son époux et son fils la ramènent au présent. Nous partageons ses émotions avec elle en direct..,
Merci aux éditions Gallimard et à Babelio.
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Un livre qu'il faut absolument lire en ce moment, c'est une plongée dans la vie actuelle d'Israël et dans les réflexions de ses habitants.

Le roman se construit autour d'une histoire d'amour qui s'est brutalement arrêtée à la création de l'état d'Israël, en 1948 entre Rachel et Mano Rubin de très jeunes adolescents. Rachel est aujourd'hui très âgée et Mano vient de mourir.Tous les deux ont refait leur vie sans jamais se revoir. Mano devenu professeur Rubin a été un père tyrannique pour sa première fille Atara, mais plus doux avec sa deuxième fille. Rachel a deux fils, son aîné s'est éloigné d'elle et son plus jeune est devenu juif orthodoxe.

Au décès de son père, Atara a la surprise de l'entendre évoquer d'une voix pleine d'amour d'une certaine Rachel dont elle n'avait jamais entendu parler. Elle part donc à la recherche de cette femme. Rachel sait pourquoi elle porte ce prénom peu donné. Atara a été mariée une première fois, elle a eu une fille mais elle est tombée amoureuse d'Alex qui est lui même père d'un garçon ensemble ils auront un fils Eden. Rien ne va bien dans la vie d'Atara peut-être parce que le comportement brutal de son père l'a empêchée d'accéder à la sérénité. Elle a l'impression que Rachel peut lui apporter des réponses et veut absolument lui parler alors que son mari qui est obligé d'aller aux urgences de l'hôpital mais finalement il est revenu chez lui, ce qui rassure son épouse et son fils Éden. Malgré l'inquiétude d'Atara, Alex refusera de retourner aux urgences et il va en mourir. Atara se sent coupable et ne sait pas où trouver du réconfort. Elle sent que ses enfants s'éloignent et qu'elle n'a pas su rendre son mari heureux. La transmission des parents aux enfants est un problème qui obsède Atara. Mais aussi Rachel. Il semblerait que les hommes soient plus détachés, mais ils sont aussi des passeurs peut-être plus inconscients.

L'intérêt de ce roman vient de ce tout ce qu'on découvre de la construction de la société israélienne. Rachel et Mano faisaient parti d'un groupe Lehi (parfois appelé Stern) qui a utilisé le terrorisme pour se débarrasser des anglais en 1948. Leur volonté était d'unir les Arabes et les Juifs contre les anglais, ils ont été pourchassés autant par les anglais que par les arabes, comme si, dès la naissance de ce pays rien ne pouvait se passer sans la violence. Leurs enfants représentent une partie du panel des choix des habitants d'Israël : les croyants qui trouvent dans la foi une réponse à la violence et dans les histoires rabbiniques des messages métaphoriques (que j'ai eu parfois du mal à comprendre), deux des enfants ont choisi de vivre loin de ce pays trop compliqué pour eux l'une aux USA, l'autre en Colombie, Atara cherche dans le respect des traditions architecturales un sens à son pays, un des fils de Rachel rejette sa mère qui est allée vivre dans une colonie dans les territoires occupés. Tous vivent avec un sentiment d'insécurité qui les taraude et plusieurs fois dans ce roman les personnages se posent la question de leur légitimité.

C'est un roman très anxiogène et pourtant il a été écrit avant le 7 octobre 2023, c'est aussi un roman sur la culpabilité et une introspection parfois trop poussée à mon goût sur le rôle des parents vis à vis de leurs enfants
Lien : https://luocine.fr/?p=17628
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Roman lu dans le cadre de la rencontre avec l'écrivaine Zeruya Shalev organisée par Babelio et les Editions Gallimard le 8 septembre 2023.
Je remercie les Editions Gallimard pour l'envoi de ce roman.

De qui Atara est-elle le prénom ? Quel est le rôle de Rachel dans l'histoire familiale d'Atara ? En soulevant ces deux questions énigmatiques qui vont être la pierre angulaire de ce roman, Zeruya Shalev fait dialoguer deux femmes qui partagent la même souffrance à cause d'un même homme, Mano. L'une parce qu'il a été son mari, l'autre parce qu'il a été son père.  

Au chevet de son père malade, Atara est prise de panique. le vieil homme mourant l'a confondue  avec une certaine Rachel et lui chuchote des paroles d'amour qui l'étonnent et la choquent terriblement.

"Alors seulement elle avait compris, s'était écartée de lui et de sa main qui resta en suspens, atterrée à l'idée que son père lui fît une déclaration d'amour, atterrée à la place de sa mère qui, sans le savoir, avait été trompée sa vie durant." (Extrait p.27)

Elle avait treize ans quand par hasard Atara a découvert l'existence de cette femme. Elle a même vu sa photo  dans un fascicule caché dans la bibliothèque "les combattants pour la liberté d'Israël". Elle sait aussi qu'il a toujours été interdit d'évoquer le sujet en famille. 

Si Ofra la soeur d'Atara n'est pas intéressée par cette période de la vie de son père. Atara est obsédée par cette histoire qui va peut-être lui apporter des réponses à l'attitude de son père envers elle. Si Ofra a été une enfant aimée, Atara a été une enfant rejetée par leur père. Atara pense être la victime d'un non-dit familial et perçoit en Rachel la possibilité d'apporter des éclaircissements à sa souffrance. Elle pousse même sa démarche jusqu'à engager un détective pour la retrouver.

Les chapitres se succèdent en alternant la voix d'Atara et de Rachel. Parviendront-elles à lâcher prise et se confier l'une à l'autre ? Bien que Rachel souhaite rencontrer  Atara, elle demeure indécise.  Elle souhaiterait  raconter son passé d'activiste aux côtés de Mano, amour de sa vie mais époux éphémère qui l'a quittée subitement, sans explication, après un an de mariage. Ils furent tous les deux des combattants au sein de "Lehi" le groupe de résistance sioniste extrémiste, qui s'est battu de 1940 à 1948 pour libérer la Palestine du mandat britannique. Rachel veut aussi lui expliquer pourquoi elle porte ce prénom Atara. 

"Comme n'importe qui, la fille de Mano a le droit de savoir pourquoi on lui a donné son prénom et dans quelles circonstances elle est venue au monde, de même que tous les juifs d'Israël ont le droit de savoir grâce à qui ils ont obtenu leur pays."(extrait page 121) 

Dans ce roman Zeruya Shalev fait dialoguer deux générations qui nous dévoilent la complexité de la vie en Israël.  La génération de Rachel voulait changer le monde, se battre pour la liberté. Quant à la génération d'Atara, elle tente de s'adapter à la réalité. C'est à dire vivre avec une menace terroriste permanente, dans des villes surchauffées et complètement paralysées par des embouteillages.

Le titre de ce roman "Stupeur" reflète parfaitement  la vie de ces deux femmes qui partagent une même sensation de stupeur, le même choc émotionnel devant l'insensibilité profonde d'un homme qui fut le premier amour de Rachel et le père d'Atara. Cependant,  elles partagent aussi une certaine stupeur face à leur situation familiale. Tandis que Rachel observe avec tristesse ses fils devenir des juifs ultra orthodoxes, Atara dont la famille recomposée est marquée par de profonds désaccords et un manque d'harmonie sera plongée dans une  profonde stupeur face à son propre destin.
J'ai retrouvé avec beaucoup de bonheur le style bien particulier de Zeruya Shalev pour explorer des personnalités féminines à la fois combatives et fragiles et qui nous ressemblent tellement...
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le père d'Atara, brillant scientifique, perd la tête et va bientôt mourir. Quand il la confond avec une certaine Rachel, Atara est intriguée. Elle parvient à joindre cette Rachel, aujourd'hui vieille femme de 90 ans, qui a été la 1ère épouse de son père. le passé va alors resurgir et les changer à jamais…

C'est un très beau récit, qu'il est impossible de lâcher. le roman est une fiction, mais s'appuie sur un pan d'histoire que j'ignorais (la lutte clandestine du Lehi, contre les Anglais, avant la fondation d'Israël) ; mais il est avant tout un beau portrait de femmes. le récit est construit avec une alternance de chapitres , variant le point de vue d'Atara et de Rachel. Pour l'une comme pour l'autre, beaucoup de questions, de non-dits, de douleurs et de révoltes, mais la fin est belle, dans la douceur qu'elle fait naître.
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Immense coup de foudre littéraire pour ce roman à la beauté saisissante, dont l'envergure a de quoi donner le tournis. Au coeur de ce roman, deux femmes qui ont pour point commun d'avoir aimé le même homme et d'avoir été profondément blessées par ce dernier. Atara, la cinquantaine, qui tente de faire le deuil de ce père qui a toujours semblé la haïr. Et Rachel, qui fut la première épouse du père d'Atara et qui, soixante ans plus tard, ne comprend toujours pas les raisons de son départ et de son silence assourdissant. Lorsqu'elles se rencontrent, elles ne se doutent pas à quel point leur vie en sera bouleversée.
A travers ces deux personnages féminins et leur famille respective, Zeruya Shalev interroge l'intime, les liens qui unissent et les culpabilités. Elle a le sens du détail et arrive parfaitement à rendre compte des contradictions de l'âme humaine. Grâce au prisme de la famille, l'écrivaine israélienne brosse le portrait d'un pays profondément marqué par son histoire, dont les cicatrices, qui sont encore béantes, influencent tant le présent : et si les réactions intégristes d'aujourd'hui étaient une des conséquences des actions de la génération d'hier ?
En filigrane de l'histoire de vie de ces deux femmes, c'est toute la nation israélienne que Zeruya Shalev analyse et passe au crible, de façon brillante et teintée de beaucoup de nuances.

Un roman magistral qui laisse entrevoir toute l'étendue du talent de l'écrivaine.
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