Dans ce roman, très souvent qualifié de roman policier atypique, Somoza plonge ses lecteurs dans le travail d'écriture et dans son approche de la traduction littéraire, le tout dans une enquête à quatre mains et une narration à plusieurs niveaux. du genre policier, nous avons les cadavres, étrangement mutilés, de trois éphèbes et d'un vieil esclave pédagogue et les investigations menées par un philosophe platonicien et un déchiffreur d'énigme ; mais nous lisons en fait un très vieux texte datant de la Grèce antique, déjà traduit et édité à partir du papyrus originel, qu'un troisième narrateur commente au fur et à mesure qu'il le traduit à son tour. Et peu à peu, les intrigues se mêlent avec la mort mystérieuse du premier traducteur et les péripéties que vit le second… tout en traduisant. En fait, ce n'est pas tout à fait ça, mais je ne veux pas trop divulguer le dénouement…
Tenez-vous surtout pour prévenus qu'il ne faut pas faire l'impasse des notes de bas de page !!!
C'est dans
La Caverne des idées que Somoza invente la technique littéraire dite « eidesis » ; selon lui, l' « eidesis » permettrait de transmettre des clés ou des messages secrets dans les oeuvres, en répétant des mots ou des métaphores qui, reconnues par les lecteurs avertis, livreraient un message indépendant du texte originel. le texte est donc riche en images, détails, isotopies ou changement de rythme superflus et déstabilisants ; à noter également les fils conducteurs (ou perturbateurs) des douze travaux d'Hercule et de la jeune fille au lys…
Nous suivons le travail laborieux du traducteur, à la fois narrateur secondaire et personnage à part entière, dans ses doutes, ses hésitations, ses avancées et ses réflexions. le traducteur se fait double du déchiffreur d'énigmes et du philosophe platonicien, convaincu qu'il a « quelque chose des deux personnages » : il est à la fois méticuleux et sensible à la beauté, passionné même. Mais ce n'est pas l'enquête proprement dite qui l'intéresse : il veut résoudre l'énigme eidétique du texte. Ses notes évoluent en une deuxième narration de plus en plus personnelle : de simples précisions, elles deviennent des commentaires de texte, des dialogues avec ses collaborateurs, des tranches de vie.
Dans le texte d'origine, deux courants de pensée s'affrontent ; le déchiffreur d'énigme part toujours des éléments matériels, ne croit que ce qu'il voit et sa méthode est déductive. Ce n'est pas pour rien qu'il s'appelle Héraclès Pontor, nom à la sonorité bien proche d'Hercule Poirot. Il croit plus en l'intelligence qu'en la vertu (au sens antique de qualités morales essentielles, tant dans la vie quotidienne que dans le discours, forme d'excellence et de réalisation du plein potentiel : aretê en grec). Il sait prendre de la distance et rester insensible et pragmatique face aux évènements.
Diagoras de Medonte, son binôme - et employeur - est un philosophe platonicien qui croit au pouvoir de la pensée, corollaire d'une vérité éternelle à rechercher par-delà les inexactitudes et les imperfections de toute science déjà mise en oeuvre.
Naturellement,
La Caverne des idées de Somoza possède une intertextualité voisine de l'allégorie de la caverne, développé par
Platon dans le livre VII de la République. Ce dernier est d'ailleurs mis en scène dans le roman.
Tout se complique quand le texte original et sa traduction se dédoublent (fameux chapitres VIII en miroir) et quand le livre interpelle directement le Traducteur (avec un T majuscule) avec des « sauts à la deuxième personne » : « ils te regardaient toi ». Il y est question d'un papyrus original décrit comme le récit d'actions et de pensées chargées d'un sens occulte : les vies des personnages ont une signification qui leur échappe mais que le Traducteur décrypte au fur et à mesure : à la fin du texte, seul le Traducteur devrait atteindre à la compréhension ultime… le secret du texte est-il dans les personnages, dans les descriptions, dans les métaphores ? Les idées cachées dans le texte ont-elles une existence propre ?
Le déchiffreur d'énigmes Héraclès Pontor se présente aussi comme un traducteur quand il est confronté aux meurtres énigmatiques : « c'est la partie du texte que je n'ai pas encore traduite, Diagoras… Bien que je puisse t'assurer, modestement, que je ne suis pas un mauvais traducteur ».
Le Traducteur réalise qu'il fait partie du texte qu'il est en train de traduire : d'abord, ce ne sont que des coïncidences mais qui deviennent de plus en plus troublantes, surtout quand un sculpteur présent dans le livre réalise une oeuvre qui est son portrait fidèle et qu'il se retrouve en train de faire l'amour avec une hétaïre et qu'il « [sent] venir un plaisir étrange, asservissant ». Comment faire la part de la réalité et de la « présomption de tous les lecteurs » qui s'identifient à ce qu'il lisent ? Puis, il apprend que le premier traducteur a perdu la raison et qu'il est mort comme le premier éphèbe du livre. Enfin, il se sent épié, puis il est kidnappé et séquestré dans une cellule spartiate par un personnage qui veut qu'on le nomme Anonyme et qui lui intime l'ordre de continuer et terminer sa traduction…
Lire
La Caverne des idées est donc l'occasion de réfléchir aux enjeux de la traduction littéraire d'un texte ancien : comment respecter l'esprit du texte original ? Peut-on ou pas améliorer le texte original pour coller aux normes contemporaines ou l'adapter pour qu'il plaise à un lectorat étranger ? A-t-on le droit de couper le texte, de combler les vides dus aux détériorations, d'enlever le côté vieillot, de gommer l'historicité et les marques textuelles qui renvoient au caractère ancien du texte ? Comment mettre en valeur l'originalité et la littérarité du texte ? Ainsi que le souligne Anonyme, «les mots ne sont qu'un ensemble de symboles qui s'accommodent toujours à notre goût ». le traducteur se fait interprète, chasseur d'intertextualité.
Il y aurait aussi d'autres clés de lecture en matière de linguistique. En effet, un texte est identifiable parce qu'on peut le pourvoir de signes, d'indices qui, même s'ils apparaissent chez d'autres auteurs, n'en sont pas moins caractéristiques. Je ne suis pas assez qualifiée pour aller très loin dans une étude de
la Caverne des idées en me penchant sur des notions telles que « référent » ou « signifié » ou encore « isotopie » : je laisse cela à des spécialistes de syntaxe et linguistique, mais je sens qu'il a y quelque chose à creuser dans ces domaines-là aussi.
Je ne peux que recommander ce roman… Pour ma part, une claque littéraire !!! Vous savez, quand on reste figé sur un « whoua ! » en ayant tourné la dernière page…