D'
Isabelle Sorente, je voulais lire «
La femme et l'oiseau », sorti en 2021. Alors, lorsque l'équipe de Babelio m'a proposé la lecture du dernier livre de l'autrice, je me suis dit que c'était l'occasion de découvrir cette autrice.
Ce livre singulier se situe entre le roman initiatique, l'autobiographie, le témoignage, et l'essai. Il s'agit d'un récit très personnel, je dirais presque intime de l'autrice. Elle s'y dévoile avec beaucoup de délicatesse et de pudeur.
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En 2008, à la suite d'un Burn-out professionnel,
Isabelle Sorente décide de réagir, de reconsidérer sa vie dans son entièreté, d'être davantage à l'écoute de son corps, d'opter pour un style de vie différent fondé sur l'empathie, le respect, la compassion.
Pour l'autrice, cette recherche de sens ne peut se dissocier d'une quête spirituelle profonde. C'est en écoutant un lama tibétain énoncer un précepte bouddhiste qu'elle va enfin trouver la direction qu'elle souhaite suivre. Cette instruction consiste à s'imaginer à la place d'un animal conduit à l'abattoir.
« Se mettre à la place de l'autre ne consiste pas à parler à sa place. Se mettre à la place de l'autre ne consiste pas à substituer sa subjectivité à la sienne. C'est ça, l'anthropomorphisme, l'abus de pouvoir éternel de celui qui parle sur celle qui est privée de parole. Se mettre à la place de l'autre consiste à créer une image. Une image tremblante, furtive, qui n'est ni moi ni l'autre, mais notre échange de regard, le croisement imaginé de nos deux perceptions. »
Cet exercice d'empathie pratiqué par d'anciens maîtres tibétains a pour but de mieux appréhender le monde dans lequel on vit, trouver un sens à ce qui nous entoure, entrer en relation avec le monde vivant, resserrer notre lien avec l'animal.
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« L'animal de ma visualisation commence à prendre forme. Ce sera une femelle et ce sera une truie. D'abord pour une raison pratique, les images les plus faciles à trouver, au moment de mes recherches, sont celles d'élevages de porcs. Ce sont elles qui m'impressionnent, elles qui laissent une empreinte dans mon imaginaire. »
C'est en voulant adopter la perspective de cet animal qu'
Isabelle Sorente va entamer des recherches sur l'élevage intensif, puis continuer son enquête à l'intérieur d'une structure de production de porcs, puis d'un abattoir.
Les portes insonorisées s'ouvrent et nous pénétrons dans un monde de non-dits et de tabous, un monde caché, dissimulé tout près de chez nous, un monde que nous faisons mine de ne pas voir, celui de l'élevage industriel.
Avec
Isabelle Sorente, nous « descendons » dans les bâtiments, et c'est une vraie descente aux enfers.
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Comment ne pas être ému, touché, remué, bouleversé, glacé par un tel récit ?
Cette immersion est visuelle, auditive, olfactive. Défile devant nos yeux, la vie de ces animaux, déjà morts avant de naître.
L'écriture est délicate, poétique, empreinte d'humanité et de sensibilité, mais étonnamment, elle est aussi emplie d'une force incroyable, pour nous raconter le parcours des porcs : elle nous décrit le prélèvement de la semence des verrats, l'insémination des mères, la naissance des petits, leur engraissement jusqu'à leur mise à mort.
Comment ne pas ressentir de l'empathie pour ces truies encagées, prisonnières de leur ventre, devenues des machines vivantes destinées à produire une quinzaine de porcelets qui produiront à leur tour une tonne et demi de viande ?
« Je me demande ce qu'elles voient et l'épouvante arrive sans prévenir, comme devant un masque sur le point de tomber, un miroir vivant, frémissant, s'apprêtant à divulguer un reflet monstrueux. Car quoi qu'elles voient, ce sont elles qui ont raison. Elles sont si bouleversées, si inquiètes, si nombreuses autour de moi, sans compter les petits qui alourdissent leur ventre, si nombreuses qu'à cet instant leur vision submerge mon identité. Qui suis-je … ? L'intruse, la romancière, la narratrice sans visage, l'une des personnalités que je trimballe dans les couloirs comme une trinité dissociée, ou quelqu'un d'autre, quelqu'un dont je ne sais rien, la gardienne qui les surveille, le démon qui les harcèle dans un cercle de l'enfer. »
Et puis, il y a la petite cochette Coré.
Isabelle Sorente va croiser son regard doux, grave et profond, elle va y lire beaucoup de choses : le désir de communiquer, l'intérêt, la confiance.
« Coré 9887 a ouvert un passage dans ma tête, comme ces grands animaux farouches dont rêvait
Carl Jung dans ses nuits tachycardes. Je n'arrête pas de penser à elle, je n'arrête pas de penser aux quinze condamnés grandissant dans son ventre... »
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En réalisant cette instruction, l'autrice va être amenée à s'interroger sur sa condition d'écrivain, sur le travail littéraire, l'honnêteté de l'écriture, la littérature.
« À quoi bon écrire si la littérature ne peut rien pour Coré ? Si les mots ne peuvent entrer à l'intérieur de la structure, s'ils ne peuvent s'immiscer à l'intérieur des cages, s'ils ne rejoignent pas les condamnés dans l'obscurité – à quoi bon ? Si Coré n'a pas d'âme, la littérature ne peut rien pour elle et c'est mon âme que je renie. C'est mon âme que je renie si les bêtes n'ont pas d'âme.
Mais si les animaux ont une âme, Coré 9887 est en enfer. »
L'autrice n'hésite pas non plus à parler de ce monde dans lequel nous vivons, un monde de performance, de domination et de frénésie, un monde qui perd sa beauté, qui s'affadit et dans lequel on se perd peu à peu.
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Ce livre a eu une grande résonnance en moi. Certaines réflexions sur la vie m'ont permis de cheminer dans mes questionnements personnels. Ma trop grande sensibilité a fait de cette lecture un exercice difficile, bouleversant mais salutaire.
Un très beau récit, sombre, fort, dur, réflexif.
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Je remercie infiniment les éditions JCLattès, ainsi que Babelio pour leur confiance. Recevoir un livre est toujours un immense plaisir. Vous m'avez permis de découvrir une autrice talentueuse, dont j'ai aimé l'écriture et les idées. Je ne manquerai pas de poursuivre avec «
La femme et l'oiseau ».