Etonnante la poésie de Soyinka : colorée, éructante, définitive, elle sonne comme un chant à plusieurs voix, un discours pamphlétaire crié à la face du monde, un psaume aux âmes oubliées. Ode à Mandela, mais aussi à la grandeur de l'Afrique, aux immigrants, cri de révolte contre les oppresseurs, le verbe y est porté haut, rageur, fier, désabusé, souvent obscur.
Textes assez dérangeants dont je suis loin d'avoir les codes.
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Les pharmacies agressives préparent toutes les pilules sociales :
"Amusez-vous aujourd'hui. » « Rencontrez quelqu'un. »
Le mode impératif est à la cote -je ne sais quel
Psychologue soudain célèbre l'a annoncé à la télé.
Il est maintenant oublié comme le gourou de demain :
Culte immédiat qu'on jette comme les couches en papier.
Les ordres fermes sont marques de sincérité,
Le souhait est mièvre, n'a pas le « vrai contact ».
Le serveur vous le crie : « Allez, mangez bien !»
Ou même plus vivement : « Mangez bien. » Vous avez l'impression
D'avoir intérêt à le faire ! Bus, métro,
Bancs de parc propagent l'Evangile,
Comme des serpentins, les slogans enjolivent les fronts.
"Parlez-en avec quelqu'un - tout de suite !"
"Abattez les clôtures, ne les réparez pas."
"Faites un gentil sourire à quelqu'un." Avec la version
Larmoyante : "Avez-vous embrassé votre enfant aujourd'hui ?"
Il connaissait sa terre natale à travers des portes de fer,
Ses yeux étaient des écrans de radar, ses oreilles
Des faisceaux d'électrons. La compagnie
D'une paire de dobermans était toute sa famille.
Les nobles causes, il est vrai, pouvaient compter
Sur sa modeste obole discrètement publiée.
Il échappa aux lynchages. Il survit,
Je l'ai aperçu en rêve sur la rive
D'un village, d'une terre desséchée
Où l'eau est un dieu
Qui distribue ses faveurs au compte-gouttes,
Où l'attente est un style de vie.
La révolte pourtant brillait faiblement en son œil
Parcourant les retraites de chromes et de platine. Là,
Les centres du commerce bien huilés tournent
Sans ses ordres. Et les villes où naguère il perchait
L'ont oublié, lui, l'oiseau de proie
De passage.
Scène :
Un visage d'enfant des poubelles, tout contre
Un tas d'ordures. Ses doigts inhumains,
Griffes régressées de mammifère fouisseur,
Fouillent la tourbe pourrissante, les boîtes rouillées, les excréments.
Les badauds prudents à distance le croient maudit.
Il a faim.
Un clochard se dégage en jurant des vapeurs attardées
Du pinard corsé de la nuit. Les poubelles
Sont les balises de sa quête, auberges et prairies
De ses fouilles tranquilles. Le dédain répond aux yeux inquisiteurs.
Les torses imitent les robots : rois matin, midi et soir
Du break sur les trottoirs pour quelques pièces.
Les accolades des rois ne sont que de présence
Et les cris des absents se perdent au silence.
Wole Soyinka – Un siècle d'écrivains (France 3, 1996)
L'émission « Un siècle d'écrivains », numéro 60, diffusée sur France 3, le 21 février 1996, et réalisée par Abdelkrim Djaad et Ahmed Rachedi.