Comme nous nous sentons malheureux de découvrir qu'Abraham "Bram" STOKER (1847-1912) ne fut pas un grand écrivain... D'ailleurs qu'est-ce qu'un "grand écrivain", au fond ? Un créateur qui saurait aller à "son" essentiel, ne délayerait jamais, ne "sentimentaliserait" qu'exceptionnellement (ou pas du tout) et ne décrédibiliserait pour rien au monde la fragile existence de ses personnages en leur "offrant" des dialogues et des psychés schématiques, voire interchangeables...
Un créateur de mythes n'est donc pas forcément un "grand écrivain" : avec l'exemple-phare du Grand Escogriffe de Providence (
Howard-Phillips LOVECRAFT, 1890-1937), nous devrions nous le tenir pour dit...
"
Dracula" (1897) sera donc un long roman-feuilleton aux Grands Débuts flamboyants tels ce grand long voyage au terme transylvanien si inquiétant de Jonathan Harker, le festin des loups, ce départ très reptilien du
Comte Dracula à la verticale des murailles de son "Schloss" si kafkaïen, la vampirisation de la passive Lucy à l'ombre des ruines de l'abbaye de Whitby, la pâle figure qui surplombe la jeune somnambule appétissante à la clarté de la lune, l'Odyssée cauchemardesque du navire "Demeter" parti de Varna...
Avouons qu'au-delà d'un premier "Gros-Tiers" du roman, les prolongements se révéleront bien incertains. L'auteur s'oublie, se néglige, s'amateurise dramatiquement et nous décourage au fil des pages...
Le "pudding stokérien" est fort heureusement truffé de beaux & entiers Morceaux de "Fruit Défendu" ou plutôt ponctué de "Vrais Clous de Cercueil" : tels de "Vrais Morceaux de la Vraie Croix" (prête -à-porter pour son lecteur)...
Bram STOKER semble connaître si peu l'art de la Sainte-Ellipse (et pourtant... ce passionnant "journal de bord du Demeter" si suggestif, tous ces "faux articles" de journaux, magnifiquement inquiétants...) : il répugne si souvent à élaguer son texte, à écrémer impitoyablement ses péripéties, à ne pas nous dévoiler son "making off", ses arrière-cuisines narratives, faisant répéter à l'excès les mêmes arguments et sursauts de conscience au fil des "Journaux intimes" entremêlés, les faisant reprendre en échos infinis par ses "petits personnages" sans individualité bien dessinée...
Une conception purement "mécaniste" des personnages, donc ; le système narratif des journaux partagés entre les différents personnages se retourne fatalement assez vite contre l'écrivain qui n'arrive plus à "en sortir", nous ennuyant de détails oiseux (sans réel intérêt, y compris pour faire avancer son besogneux récit) ; les personnages adoptent par ailleurs insidieusement tous le même mode bondieusard-et-geignard de penser, de raconter ce qui leur arrive, de recourir aux "clichés" de leur religiosité niaise : tout cela susceptible de lasser son lecteur le plus bienveillant...
Personnages effectivement "presque tous" schématiques, tristement superposables et sans substance, perdus dans leurs damnés BAVARDAGES DE REMPLISSAGE, êtres de pacotille sans ressource autre que leurs petites réserves sanguines, au fond... en dehors de l'exception notable de "Monsieur le Comte" qui semble les avoir vampirisés tous, en cette passionnante fiction !
Car la complexité biologique du "comte
Dracula" est heureusement le vrai "sujet" du roman : vieux de plusieurs siècles telle une Légende increvable, il est une passionnante ramification du personnage historique de Vlad Țepeș — bougre d'autocrate et sombre baderne sanguinaire considérée comme "héros national" par les Roumains — avec son côté protéiforme (brouillard, loup, chauve-souris gigantesque) et sa très haute contagiosité...
Son "ennemi juré" (et trop exact opposé manichéen), le Professeur Abraham van Helsing sent, quant à
lui, terriblement son eau bénite - bien que farouche protestant [ainsi que vient de nous le rappeler notre lecteur si attentif Bobby The Rasta Lama... ] et ne possède nullement le talent ni la force de conviction de l'acteur Peter Cushing dans le notable "Horror of
Dracula" ("Le Cauchemar de
Dracula", 1958) de Terence FISHER puis en ses rocambolesques "sequels" des so british (and so cheap) "Hammer Films"...
Le personnage de Jonathan Harker est, quant à
lui, peu à peu sacrifié (plein de promesses au début, le personnage s'étiole en pâle époux de Wilhelmina "Mina" vampirisée... ) : il n'arrive guère à nous intéresser et on se souvient, en regard, de la complexité que
lui donnait le jeu de Bruno GANZ dans le "Nosferatu, Phantom der Nacht" (1979) de
Werner HERZOG...
Les deux personnages féminins (Miss Lucy Westenra, Miss Wilhelmina Murray bientôt "Mrs Harker") semblent faits d'une matière sentimentale inepte : passifs et soumis, leurs psychés si improbables nous semblent aujourd'hui bien ridicules...
Sir Arthur Holmwood (bientôt "Lord Godalming") : inepte...
Quincey Morris : figure d'Américain (Texan) "typique" sans consistance (à tel point qu'on jurerait un personnage amélie-nothombien... ) : pourtant féru de schématismes "nationaux", un romancier comme
Jules VERNE l'aurait rendu 1.000 fois plus complexe !
Le Docteur John Seward, psychiatre et
lui aussi ex-amoureux transi de Miss Lucy (n'ayant pas eu davantage de chance que ses deux compères cits plus haut, puisque c'est au final "Monsieur le Comte D." qui remportera la mise) : regrettons simplement que l'auteur écossais n'en ait pas fait quelque être d'un peu plus "entre-deux" et jekyllien, évidemment plus intéressant...
Le "fou" Renfield (en fieffé avaleur de mouches et d'araignées) est une autre figure complexe : mais n'est-ce pas, au fond, une simple tentacule psychique (toute lovecraftienne) du Comte ?
Pour nous [et qu'on veuille bien nous pardonner ici l'expression d'une opinion toute personnelle, simple fruit d'une expérience très humble et très minoritaire de lecteur... ], quels sont les tout premiers critères de "réussite" d'une authentique oeuvre d'art littéraire ?
[a] En tout premier lieu, l'originalité et les harmoniques d'un STYLE, cette "musique" si personnelle appartenant à un créateur et dont les tonalités et les rythmes nous sont reconnaissables et familiers entre tous (un peu comme "L'Adagio" d'Albinoni ou la "Pavane pour une Infante Défunte" de Maurice Ravel).
[b] En second lieu, la "force", la densité et la crédibilité (soit une matière psychologique complexe) des PERSONNAGES créés, et leur validité à tout instant du récit...
[c] Enfin (et vraiment), en toute dernière position, la trame, l'argument, "l'histoire", le "De-quoi-ça-cause"...
Ici - en cet épais roman qu'est "
Dracula" — "l'argument", le récit ou — comme on dit — la "diégèse" (qui est cet "espace-temps dans lequel se déroule l'histoire proposée par la fiction d'un récit, d'un film") EST une matière constamment passionnante et riche de ses mille promesses...
Quand tout le reste nous semble sacrifié...
La traduction française réalisée en 1978 par
Lucienne Molitor pour les Nouvelles Editions Marabout (reprise pour cette réédition de 1993, éd. "J'ai Lu", coll. Fantastique", 576 pages — ici complétée par l'excellente nouvelle "
L'invité de Dracula" et une passionnante NOTICE BIOGRAPHIQUE due à
Barbara Sadoul) nous a semblé estimable, bien que sans invention : sans doute fort respectueuse du texte anglais...
Le plus délectable de "
Dracula", peut-être ? Outre son premier tiers (évoqué ci-dessus), sa très riche descendance...
Occupant la première place, le formidable film "expressionniste" (voire "expressionniste-germaniste" ?) de
Friedrich Wilhelm MURNAU, surgi en 1922 : son "Nosferatu" est une merveille — désormais légendaire — toute en concision et d'une incroyable force visuelle... L'acteur Max SCHRECK (magnifiquement maquillé et éclairé) y compose une silhouette à l'étrangeté inoubliable : un mythe vivant encore par quelque sombre magie, flamboyant toujours depuis sa pellicule nitrate...
Soyons donc tous TRES patients et indulgents envers le sentimentalisme éhonté baignant de sa clarté laiteuse et diluant le magistral "
Dracula" du génial "Créateur de Mythes" (et très regretté)
Bram STOKER ! :-)