[...]j'ai songé alors que ce qui est violent, ce n'est pas le temps qui passe, c'est l'effacement des sentiments et des émotions.
[...]de quoi se souvient-on avec précision ? Ne réinvente-t-on pas tout sans cesse, dans l'espoir fou de donner du sens aux instants détachés et flottants de notre vie ?
Tu me consolerais du sentiment déchirant de se savoir en vie et pourtant que de passage. Tu me consolerais de ce que la vie ne soit qu'une insupportable succession de pertes. De ce que rien ne dure et que tout s'efface. De ce qu'on s'efface.
Pourquoi, pour moi, l'amour a-t-il toujours été lié à la disparition, à l'effacement des êtres ? Pourquoi ai-je toujours éprouvé, avec violence, que ce que j'aimais, je le perdrais un jour ?
Quel joli mot, ce mot "rendez-vous". Voyez : je me rends à vous. Je me rends.
- Tu dors, maman ? Tu dors debout ?
Je lui souris.
- Non, je rêve.
J'ai peur de vous retrouver. J'ai peur de prononcer votre nom. Je ne le prononce pas. Je l'ai prononcé trop de fois, au coeur de nuits trop longues, trop blanches, à l'aube, à la tombée du jour, dans ces moments où la vie se fait soudain incertaine, comme si quelque chose au-dedans d'elle se brisait et l'empêchait de se poursuivre, ces moments où on doute qu'à la nuit succédera le jour, on ne sait plus, la solitude envahit tout, comme une marée qui n'en finirait pas de monter, elle déborde les mots, les pensées, on ne peut plus parler à celui qui vit avec nous, qui nous accompagne, on serre son enfant contre soi, on ne sait pas s'il a peur mais on voudrait le rassurer, on aimerait qu'il ne connaisse pas ce fracas intérieur, cette impuissance, la vie qui se rompt, manque d'abondonner.
Je souris en repensant à cet hiver-là. Plus de vingt ans ont passé, je me sens pourtant si proche de cette enfant un peu perdue, un peu effrayée, qui tout à coup pour un rien, pour un peu de blanc, un peu de féerie, est rendue à la vie. Je me demande s'il en est de même pour les autres, si toutes les vies n'ont pas besoin de se laisser griser pour se délivrer de la peur, l'espace de quelques instants du moins, pour savoir qu'elles sont au monde, vibrantes, éphémères, magnifiques.
L'impuissance, c'est le corps et l'esprit qui se traînent à terre, sans énergie, incapables de se relever. On aimerait tant rester toujours debout, dans la lumière, du côté des vivants.
Lorsque j'étais enfant, parfois, je me relevais le soir, lorsque l'appartement était plongé dans l'obscurité : je voulais un dernier baiser de ma mère. Je marchais à tâtons jusqu'à sa chambre. Il me fallait traverser tout l'appartement qui, la nuit, me paraissait plus immense encore que le jour. J'avais très peur de ce noir, j'avais peur de me perdre à jamais en lui, je craignais que des créatures terrifiantes ne surgissent devant moi et m'emportent. Mais comme j'aimais pourtant aller le chercher, ce baiser.