Masse Critique est très souvent l'occasion de découvrir un éditeur. Ce fut à nouveau mon cas, espérant, puis ayant reçu,
Out of sight, livre de photographie et de poésie paru chez le bec en l'air.
Merci à eux.
Une très belle découverte était au rendez-vous.
Le livre d'abord. Bel objet, cartonné, couleur grise et format dans le sens de la hauteur. Une photo est collée en haut de la couverture, et le titre, en japonais et en anglais, est incrusté dans cette couverture. Première approche, en feuilletant rapidement, vous découvrez que les photos sont en couleurs, et vous repérez des kanjis. Les poèmes, en effet sont traduits en quatre langues. L'auteure,
Yoko Tawada, écrit en allemand, et a traduit elle même les poèmes dans sa langue natale, le japonais, et ses fameux kanjis. Les éditeurs y ont ajouté une traduction anglaise et française. de même, en fin de volume, sont rassemblés des témoignages d'habitants (toujours en quatre langues).
Le soin apporté à l'édition du livre méritait plus que d'être signalé.
Titre en anglais,
Out of sight, traduction littérale, hors de vues.
Sujet japonais, puisque le livre est consacré à Fukushima. 10 ans bientôt pour le 2011-3-11. Dans quelques semaines en effet, un triste anniversaire ; désolant. Dix ans après la triple catastrophe : tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire – Colère nucléaire pour reprendre le titre d'un manga de
Takashi Imashiro.
Plus rien n'est comme avant au Japon.
Pour les déplacés, les « évacués », celles et ceux qui ont quitté cette région dévastée et endeuillée, en sortant du périmètre d'évacuation défini.
Delphine Parodi, photographe installée au Japon de longue date, est allée à leur rencontre (ce travail ayant été exposé en 2014 à Berlin). Sur le site de l'éditeur on apprend que
Yoko Tawada a à son tour rencontré ces mêmes personnes. Puis les deux artistes sont retournées dans le Tohoku, mais le plus souvent séparément. le livre propose 24 poèmes écrits par Y.
Tawada. Chaque travail est présenté séparément. Un ensemble de photos puis un ensemble de poèmes, etc. jusqu'aux paroles des évacués rencontrés.
A l'exception de quatre photos, occupant chacune une double page quasi complète, le travail de
Delphine Parodi se compose de dyptiques. Sur deux pages, un portrait dialogue avec un paysage, un morceau de nature. Mais si chacune de ces vues de nature baigne de lumière et de couleurs, on ne peut cesser de penser à ce qui est invisible : la radioactivité. Les portraits d'habitants se font sur leurs lieux de vie, des photos d'intérieur ou d'extérieur. Je ne me hasarderais pas à vous livrer une possible interprétation, chacun-e y verrait des correspondances différentes. Mais souvent, le regard se heurte au cadre, à une impasse. le désarroi n'est jamais loin. Si la perte matérielle est bien réelle, la perte d'un lieu de vie et des émotions qui s'y rattachent est encore plus forte. Les photos de ces habitants perdus sont extrêmement touchantes, d'autant qu'on est aussi décontenancé : la nature, elle, sait ce qu'elle doit faire, suivre son rythme, pousser, fleurir, grandir… Mais quelle confiance lui accorder ? Qu'offre-t-elle à son insu ? Sur une photo, les oiseaux noirs volent au-dessus des champs de sacs, lisses et noirs dont on a bâti « le mur de la sécurité »...
Plus rien ne peut être comme avant. Les disparus (« mon père qui était-il ? » s'interroge un enfant dans un poème en forme de comptine) ; le foyer perdu : « verrouillées et brisées, les fenêtres ternes », ou encore : « Moi, je vais bien, mais sur mon bien se dresse ma maison vide, depuis longtemps, longtemps » ; l'activité professionnelle arrêtée. le quotidien est détruit, et c'est par petites touches que
Yoko Tawada nous dit cette perte, ce changement, l'adaptation forcée : les repas livrés, le poisson, la terre contaminée, « un bout de peau de monstre ». L'écrivain dit aussi l'eau contaminée, cette eau du robinet que jamais la fillette ne donnera aux fleurs dont elle prend soin : « aller chercher avec l'arrosoir l'eau du robinet, que j'évite, ce serait absurde » !
Plus rien ne sera comme avant.
La dernière série de poèmes est plus mordante et désabusée tel cet homme désoeuvré qui dilapide au pachinko les indemnités qu'il a reçues. Y.
Tawada trouve avec le quotidien à dire la catastrophe : « le lait est blanc, mais pas innocent », dénonçant aussi la corruption, les politiciens.
Nous sommes face à ce qui reste, comme le supermarché Sunplaza, lieu de sociabilité, aujourd'hui désert : les herbes folles poussent devant ses vitrines, tout comme le salon de coiffure dont le « jour de fermeture n'en finit plus ».
Out of sight est un projet d'une grande finesse, témoignage artistique et sensible sur une catastrophe en cours... toujours...