La flambée, le poêle, la soupe : nos conquêtes. La vie se resserrait autour de plaisirs proportionnés à leur nécessité absolue. Le raid instituait une théorie de la relativité. La cessation de la tempête, le comblement d'un manque procurent des voluptés plus précieuses que les plaisirs sophistiqués. Autrement dit : avoir chaud quand on a eu froid et plus jouissif que manger des perles à la truffe dans un jacuzzi de champagne.
A peine les skis rangés, le thé à la violette chauffait sur le réchaud de du Lac. L'alpinisme : alternance quotidienne entre la vie de sportif et la vie de vieille dame.
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Leçon pour la vie : ne pas tout savoir. La transparence est cet état qui, donnant à tout connaître, donne à tout redouter. La neige masquait l'ensemble et permettait de glisser dans l'inconscience, c'est-à-dire le bonheur. En ville, même principe. Si l'on se trouvait informé de la vie intime de nos proches, on n'accepterait plus le moindre contact.
La moindre course dans la montagne dissout le temps, dilate l'espace, refoule l'esprit au fond de soi. Dans la neige, l'éclat abolit la conscience. Avancer importe seul. L'effort efface tout - souvenirs et regrets, désirs et remords.
Quand la pente dépassait 40° d’inclinaison, il fallait fixer des couteaux sous les skis, lames d’aluminium qui cramponnaient la neige. J’avais l’impression de rayer la porcelaine.
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Le mercantilisme global poussait à remplacer sans cesse les menus objets de nos vies, de plus en plus laids, de moins en moins solides. La Terre ne digérait plus la cataracte de déchets. La beauté antique disait : assez ! La pub hurlait : encore ! Les gouvernements croassaient : croissance ! Nos villes ressemblaient à des déversoirs. Parfois, visitant une abbaye, nous étions étreints par un sentiment de luxe dont nous mettions quelques secondes à comprendre qu’il provenait du vide.
« Rien de trop », savaient les prêtres d’Apollon dans le temple de Delphes. « Trop de tout », répondait notre siècle. Les gestes s’alourdissaient, la pensée s’encombrait, les placards des appartements vomissaient leur trop-plein : ça patinait. Et dans nos vies obèses, effarées de stimuli, nous nous tassions, attendant l’avalanche.
La technique procure ce qu’il faut. La technologie procure ce dont on ignore avoir besoin.
La moindre course dans la montagne dissout le temps, dilate l’espace, refoule l’esprit au fond de soi.
La neige dicte la pensée du ciel à la Terre. Mais le brouillard, avec ses teintes de cadavre, décourage les explorations.