Un premier verre : pas besoin de berceuse !
Un second: pas besoin de couvertures !
Un troisième : pas besoin de lit !
L'alpiniste est l'homme en fuite. Il brûle pour le sommet. Aussitôt parvenu il se jette dans la descente. En bas, il rêve de remonter.
Dans tous les massifs du monde le col constituait d'abord une herse, le pic une tour de guet, la crête un rempart.
[ Une petite pour la route ;) ]
Pendant des millénaires, l'homme avait lutté pour trouver un lopin, le cultiver, dresser un autel, sacrifier un bœuf puis construire une ville avec musée et piédestaux à statues.
« Que chacun reste à sa place, la cultive et la transmette » avait constitué l'ambition.
Soudain, changement radical. Au XXe siècle, l'humanité mercantile s'était mise en branle, décidant que tout circulerait. La légitimité du mouvement reposait sur sa permanence. La circulation des marchandises créait leur valeur. Dès lors, plus de repos. Dans le bazar global, les hommes étaient des monades, les possessions des produits, l'Histoire une tectonique, les nations des plasmas. Ce mouvement perpétuel était peut-être l'autre nom de la Chute. « Sic transit gloria mundi », disaient les Romains. « La gloire du monde, c'est le transit! » répondit l'époque. Le frère d'Ernst Jünger, dans La Perfection de la technique, avait donné une définition claquante de ce branle-bas : « la mobilisation de l'immobile ».
«Le monde change, accompagnons-le », disait le personnel politique des démocraties marchandes. Esclaves de l'inéluctable, ils avouaient : «Survivons dans l'avalanche puisque nous ne pouvons rien ».
Une journée, comme la vie, mène à la nuit.
C'était un danger de l'alpinisme: croire que le surplomb physique autorisait à mépriser le monde d'en bas. L'analogie était facile entre l'air de cristal et l'esprit pur, la grande santé et la haute pensée. Cette symbolique de comptoir avait inspiré une littérature d'acier sur les vertus purificatrices de la montagne où se confondaient conquête du sommet et domination morale. En réalité le sommet ne rehausse jamais la valeur de l'être. L'homme ne se refait pas. Quand il atteint les altitudes splendides, il y transporte sa misère. L'histoire de l'exploration fourmille d'épisodes sordides vécus en des lieux enchanteurs: des alpinistes qui en viennent aux mains sous des sommets de cristal, des naufragés qui se persécutent sous les cocotiers. L'homme a beau se propulser dans la beauté, il retombe toujours dans ses penchants. Le décor n'y fait rien!
Sous la neige, le monde se retire. Restent quelques coups de pinceau chinois. Dans le songe blanc, flottent pics, parois, crêtes et piliers, réduits à leurs lignes d'expression. La neige rehausse ce qu'elle touche, c'est la beauté. Pure, elle révèle ce qui suffit. Magique, elle emplit les vides d'un principe invisible, annule l'imperfection, conserve le saillant. La blancheur pardonne à l'inutile - en le masquant.
Le nouvel ordre productif a institué la permanence de l'impermanent. La requête du « changement » a fini par affoler les hommes. En quelques décennies, l'organisarion globale a érigé « l'innovation » en dogme. Toujours plus, toujours différent, toujours ailleurs. De là, nécessité de vivre vite. Puisque tout se transforme, on sera toujours en retard. Alors, sous la menace de l’obsolescence, le résultat ne sera jamais satisfaisant : frustration, ressentiment, violence. La requête de la « mise à jour » numérique transposée dans le champ anthropologique fait de l'Histoire une valse musette avec substitution de cavalier à chaque mesure.
« S'adapter » est le nom que l'impuissance donne à l'action. « Sens de l'Histoire » est le nom que des dirigeants incapables donnent au mouvement qu'ils ne savent empêcher. Ainsi s'épargnent-ils la charge de veiller tendrement sur les héritages de l'Histoire.
Hugo dans Les Rayons et les Ombres : « que peu de temps suffît à changer toute chose ». Les empereurs Habsbourg disaient en léguant le pouvoir à leur descendance : « Veille à ce que rien ne change. » C'est une parole de montagnard, répugnant à l'incertain, craignant les avalanches qui sont à la géographie ce que les révolutions sont à l'Histoire.
Pourquoi i'homme avaît-il attendu si longtemps pour grimper les montagnes ?
Techniquement un Grec antique aurait pu escalader le mont Blanc. Quand on élève le Parthénon, n’est-on pas capable de fabriquer une paire de crampons ? Pourquoi avait-il fallu attendre la Renaissance et les Lumières ?
L'empêchement avait été moral plus que technique. Le difficile n'avait point consisté à atteindre le sommet mais à s'octroyer le droit de le faire. Quand les montagnes symbolisaient les temples, on n'allait pas y voir.
A la Renaissance, l'homme décida de n'avoir plus peur d'un monde dont il occupait le faîte. Il escalada le mont Aiguille en 1492. Puis on tua Dieu. Une fois Dieu mort, l'homme pouvait monter. Ce fût l'alpinisme moderne.
Le voyage devenait notre poème. La neige tombait. Elle fondrait. Il ferait jour. Nous allions, pleins d'amour pour l'éphémère.