En 1943 l'alpiniste britannique
Eric Shipton écrivit dans son livre "Sur cette montagne" :
"On a beaucoup écrit sur le sherpa, et il mérite certainement les éloges qu'on lui a décernés. Il n'est pas seulement, par nature, un montagnard habile, résistant, apte à porter de lourdes charges, comme la plupart des gens des collines ; il a des qualités propres qui font de lui, dans une expédition, un compagnon incomparable : humour inépuisable et amour de l'absurde, personnalité, sens aigu de la fidélité, empressement et aptitude non seulement à entreprendre mais à rechercher toutes les tâches qui réclament de l'allant, orgueil qui n'amène pas facilement la perte de la simplicité naturelle."
Bel éloge !
Eric Shipton n'est pas le seul alpiniste à avoir loué les qualités des sherpas. Beaucoup l'ont fait,
Sir Edmund Hillary en tête, dans son magnifique "
Au sommet de l'Everest".
Sans les sherpas, la conquête des plus hauts sommets himalayens aurait été une tout autre histoire.
Après Tenzing Norgay qui a accompagné Hillary sur le toit du monde,
Ang Tharkay est sans doute le sherpa le plus connu. Il doit sa renommée à sa participation à la conquête de l'Annapurna avec l'expédition française de 1950.
Homme courageux, travailleur, honnête et volontaire,
Ang Tharkay raconte ici ses souvenirs. Ou plutôt, il les a racontés à Basil Norton qui les a retranscrits.
Ang Tharkay ne savait ni lire ni écrire ; il n'a donc tenu aucun journal de bord et sa narration est forcément un peu décousue. Basil Norton confie dans son introduction les difficultés qu'il a rencontrées lorsqu'il a dû "transformer ce récit à bâtons rompus et plein de verve en un texte fidèle qui fut lisible".
S'ajoute à cela un obstacle supplémentaire : le sherpa et l'écrivain ne partagent pas de langue commune et ont dû recourir à un interprète.
Écrire ce livre n'a donc pas été simple mais, fort heureusement, Basil Norton s'est montré persévérant et nous pouvons lire ces lignes uniques en leur genre qui plairont à tout passionné de l'histoire de l'alpinisme.
La première partie est saisissante : le lecteur est transporté dans une autre époque, dans un autre monde.
Ang Tharkay raconte son enfance matériellement très pauvre, sans jamais se lamenter.
J'ai aimé découvrir la vie simple et rude du peuple sherpa, j'ai aimé découvrir certaines de leurs traditions et de leurs croyances.
Viennent ensuite les ascensions, et ce qui est intéressant c'est qu'elles ne sont pas racontées par un alpiniste mais par un sherpa : le point de vue est différent, le vécu est tout autre, les réflexions ne sont pas les mêmes.
Point d'orgue de l'ouvrage : la conquête de l'Annapurna. Pour qui a lu Annapurna Premier 8 000, le récit d'
Ang Tharkay en est un formidable complément. Il apporte un éclairage nouveau et permet de se faire une idée plus précise du quotidien de l'expédition et des difficultés qu'elle a rencontrées.
Parti au bas de l'échelle
Ang Tharkay a su, grâce à ses qualités, grimper dans la hiérarchie des sherpas qui ont travaillé au cours de cette période exaltante des grandes explorations et des premières conquêtes. Très respectueux des alpinistes, il en était très respecté. Très modeste, il ne se met jamais en avant et l'on sent chez lui une volonté permanente d'accomplir son travail du mieux possible, et ce, dans tous les domaines : gestion des nombreux colis à transporter, préparation des repas, aide à la reconnaissance d'une paroi, établissement d'un camp, direction de l'équipe de sherpas... les tâches d'un sirdar sont multiples !
Lors du périple retour de l'Annapurna, il fait preuve d'un dévouement extrême envers
Maurice Herzog et
Louis Lachenal gravement blessés, manifestant une grande compassion et cherchant sans cesse des moyens de diminuer leurs souffrances : "Il fallut franchir plusieurs barres de rochers et je ne cessai de rappeler à mes camarades de procéder avec la plus grande douceur et les plus grandes précautions."
Basil Norton l'écrit dans son introduction : "Quiconque ouvre ce livre doit être prêt à escalader l'Himalaya non avec les as des grandes expéditions, mais avec le petit peuple des courageux montagnards indigènes qui assurent l'acheminement des leurs vivres et leurs équipements, avec les auxiliaires qui planteront leurs tentes, les domestiques, les cuisiniers qui leur prépareront leur nourriture et la leur serviront. [...] Ce ne sont point là des tâches d'importance secondaire, car c'est de leur accomplissement que dépend le succès d'une expédition. Ang Tharkey s'en est acquitté avec les félicitations les plus chaleureuses de de tous les chefs qu'il a servis."
Ang Tharkay nous offre un récit sincère et touchant. Les pages dans lesquelles il raconte son voyage à Paris où il a été invité par
Maurice Herzog valent le détour. Elles sont drôles et émouvantes à la fois : la capitale française vue à travers les yeux éblouis d'un voyageur novice qui n'avait jamais quitté son pays.
Qu'un style un peu suranné et une narration parfois décousue ne vous rebutent pas : venez découvrir un témoignage franc et direct, venez prendre une petite leçon d'histoire et de géographie. Et par-dessus tout, venez visiter l'envers du décor des grandes expéditions.