C'est décidé : si Zemmour est élu, je fais un article sur cinq oeuvres gangrénées par l'islamo-gauchisme. Il y a de bonnes chances que j'y retouche un mot d'
Habibi. En cette époque d'ouverture d'esprit et de pacification du monde, nul doute que le candidat aux oreilles hyperboliques sera ravi de découvrir ce roman graphique de presque 700 pages dressant une fresque somptueuse du monde arabe et de ses traditions.
J'avais repéré
Craig Thompson il y a des années avec Blankets que j'espère toujours trouver le temps d'acheter et de lire, tant il touche à des thématiques me parlant profondément. Un autre de ses titres,
Habibi, se trouve dans la collection Casterman Écritures et se démarque lui pour son immense amour du détail.
De fait, quand bien même il n'y aurait eu aucun scénario, le livre serait déjà un chef-d'oeuvre. Combien d'années il met à dessiner tout ça ? on se dit à chaque planche. Les pages sont couvertes des arabesques complexes de l'art musulman, de calligraphies arabes, de détails baroques montrant toute la complexité d'une culture méconnue. Et tout ça sans jamais paraître surchargées. La lisibilité n'entrave pas non plus une certaine volonté expérimentale au niveau du cadrage. En clair : voilà un moment que je fais des BD en amateur où les contours des cases sont remplacés par des branches d'arbre, disparaissent, ou prennent des formes bizarres pour accentuer leur dynamique.
Craig Thompson fait à peu près la même chose avec des motifs orientaux. Sauf que lui, il dessine bien.
Dans ce
Michel Ocelot pour adultes, on suit donc l'odyssée de deux orphelins, Dodola et Zam, qui tentent de survivre dans un pays imaginaire, la Wanatolie, lors d'une période du XXe siècle difficile à situer. Des destins brisés par la violence, la pauvreté, et l'injustice d'un système politique oscillant entre traditionalisme et jungle économique ; il y a un côté très Livre des Nuits, le ton désespéré en moins. Parce que oui, j'aime autant prévenir, c'est quasiment aussi hardcore niveau violence : viols, séquestration, mutilations génitales, pédophilie, prostitution, partouzes et même body horror, rien ne vous sera épargné. Sauf qu'
Habibi est un livre traversé par l'espoir, transpercé même, par une lumière unique, illuminé par la sensibilité et la profondeur de ses personnages. On y découvre l'amour d'une femme pour son enfant, puis un récit initiatique autour de la sexualité, et enfin la construction d'un couple dans la tourmente mais décidé à tenir. Il y a un élément particulièrement douloureux sur Zam, autour duquel on se demande sans cesse : Comment il va s'en sortir ?, et qui forme une des sous-intrigues les plus poignantes que j'aie pu lire de toute ma vie.
Et comme si ça ne suffisait pas, le récit se double d'une multitude de mises en abyme retraçant les grandes légendes de l'Orient, souvent des histoires bibliques remixées à la sauce coranique (j'allais dire à la sauce algérienne, mais ça aurait fait une blague de très mauvais goût). Reliées à l'histoire centrale avec un certain sens du raccord, elles font preuve de la grande connaissance de Thompson des religions. Dans sa très bonne (mais trop courte) critique, L'Humanité explique que les traditions montrées ne sont pas uniquement celles du Maghreb et des régions connexes, mais aussi de la totalité de l'Eurasie. J'ai ainsi appris grâce à elle qu'il existait une tradition musulmane en Serbie, et qu'il en subsistait une autre païenne, ce qui n'est pas sans raviver l'intérêt que je porte pour les pays d'Europe de l'Est. Mais surtout, ces histoires possédant la logique du récit folklorique nous permettent d'accepter plus facilement certains codes que reprend le récit général. le mélange entre conte traditionnel et fable naturaliste rend l'histoire encore plus imprévisible, donc encore plus poignante.
Pour ceux qui craindraient le prosélytisme, ce n'est pas vraiment le style de l'auteur.
Craig Thompson fait revenir en leitmotiv la pluralité des croyances et les différentes versions contradictoires des grands épisodes des religions abrahamiques. Plutôt que de chercher à convertir à un dogme auquel il ne croit pas de toute façon, il va explorer la richesse de son imaginaire ainsi que celui des mythes païens qui l'ont précédé ; pour en tirer des morales de charité, d'endurance et de bravoure, des valeurs certes traditionnelles dans le monde arabe mais qui possèdent leur part d'universalité. Les musulmans universalistes, je sens d'ici
Laurent Wauquiez faire une crise cardiaque ! (Ah zut, j'ai dépassé mon quota de blagues politiques pour cet article…)
Je termine enfin sur la partie érotisme. La tentation était grande de faire une bande dessinée fantasmant une femme orientale hypersexualisée, cavalant cheveux au vent sur des fiers étalons à travers son harem. Autant vous dire que les féministes pro-voile qui dominent dans le paysage du progressisme islamique y préfèrent quelque chose de plus pudique. Dodola est sensuelle, certes. Mais elle est avant tout victime de l'avidité des hommes qui ne voient en elle qu'un objet sexuel et qui ne vont avoir de cesse de l'exploiter. Au lieu de nous montrer les — ahem — choses de la vie sous un jour hédoniste, l'histoire nous dévoile une réalité infiniment plus crue, où le véritable plaisir ne peut s'exercer que dans une intimité loin des multiples traumatismes sexuels. Mais quand il arrive, quel sublime !
(Note du 28/03/23 : Ceci dit,
Habibi n'échappe pas au cliché inverse de l'orientalisme, à savoir celui de la femme blanche devant se soumettre à un riche seigneur oriental. Si je pense qu'on peut pardonner à l'auteur d'avoir utilisé l'archétype du sultan tyrannique, déjà présent dans ses sources d'inspiration, en revanche il était franchement maladroit de donner à Dodola des origines européennes. La bande dessinée se rattrape cela dit en montrant que les hommes blancs ne sont pas plus tendres que ceux locaux et capables des mêmes violences et atrocités. Enfin (attention léger spoiler), c'est bien avec Zam que Dodola finira ses jours, un musulman noir bien loin du sauveur occidental qu'on pouvait craindre.)
Habibi n'est pas une oeuvre facile. Les âmes sensibles fuiront bien loin de son épaisse reliure. Mais pour peu que vous en veniez à bout, vous y découvrirez une immense fresque d'émotion palpitante, avec des personnages profonds et une totale maîtrise du 9e art. le tout saupoudré de thématiques féministes, antiracistes et même écologistes, sans jamais rentrer de message au forceps. En un mot comme en cent : ruez-vous dessus, ça fera un très gros plus pour votre culture…
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