L'invention de l'Europe

L'invention de l'Europe est une leçon de politique européenne. A celui qui s'est un jour demandé pourquoi on parle de parti socialiste en France, de sociaux-démocrates en Suède, et de travaillistes en Grande-Bretagne ; et pourquoi en parallèle nous n'avons pas en France de parti chrétien-démocrate comme la CDU allemande, l'énorme synthèse d'Emmanuel Todd répond avec précision. Selon lui quatre axes principaux ont orienté la politique européenne du XIXème siècle jusqu'à la fin du XXème siècle. Ces systèmes, tous nés de la naissances des idéologies socialistes et nationalistes (la première est issue de l'industrialisation et la seconde de sa réaction, ensemble elle s'activent par l'alphabétisation), se sont tous trouvés à devoir évoluer à partir des années 1970 du fait de la disparition des idéologies : désindustrialisation et déchristianisation. le premier phénomène fait disparaître le prolétariat (et, en conséquence met en cause les théories socialistes), le second affaiblit les théories de la droite chrétienne. Ces phénomènes sont généraux à toute l'Europe mais ne s'opèrent ni selon des séquences identiques ni sur des populations semblables. de là les différences d'axes des systèmes politiques nationaux.
L'élément différenciant, selon la démonstration d'Emmanuel Todd, est la structure familiale dont la stabilité s'observe entre 1500 et 1900 sur 453 territoires de l'Europe. Chacun de ces territoires possède son modèle de structure familiale. Ces modèles sont au nombre de quatre et se répartissent selon des modulations égalité-inégalité, autorité-liberté. A chaque modèle, correspond une tendance à accepter ou non la réforme luthérienne. Et à chaque coupe famille-religion correspond un axe politique qui se met en oeuvre en fonction du rythme industrialisation-désindustrialisation, déchristianisation et alphabétisation.
C'est très clair, très éclairant. On en vient à douter, tant le propos est limpide et précis, de sa totale véracité. Mais à la vérité peu importe que l'hypothèse de base soit juste ou non, car elle permet de dérouler avec une logique limpide, et le tout en un seul ouvrage, la genèse et l'historique des systèmes politiques de seize pays sur deux siècles, ce qui est une performance que le lecteur ne peut qu'apprécier en exprimant sa gratitude envers l'auteur. Les dernières pages, qui font disparaître les idéologies, mentionnent leurs nécessaires tentatives de remplacement par des micro-idéologies : verte (l'écologie) et grise (la xénophobie). C'était il y a vingt-cinq ans et les nouvelles idéologies tardent toujours à se mettre en place...
Enfin, après la présentation détaillée de sa synthèse sur l'ampleur des différences de conception de la division des communautés politiques qui existent entre les pays européens, l'auteur nous invite à considérer pour une poursuite réussie de l'intégration européenne la nécessité de nous pencher sur la définition de la citoyenneté européenne, celle-ci ne pouvant manifestement pas être naturellement déduite des systèmes culturels propres à chaque pays, mais être caractérisée seulement après une réflexion raisonnée ou... politique.

Peu de livres ont le pouvoir vous retourner le cerveau, de vous faire changer en profondeur la façon dont vous comprenez le monde. L'Invention de l'Europe est l'un d'entre eux. Après une introduction très perspicace (et osée par rapport à son époque), Emmanuel Todd nous offre une relecture fascinante de l'histoire européenne.

Les premiers chapitres sur l'agriculture sont un peu ardu mais, heureusement, passables sans risquer de ne pas comprendre la suite. Après, il nous présente les différents systèmes familiaux européens suivant leur rapport à l'autorité (qu'il mesure avec le pourcentage de familles ayant trois générations sous le même toit) et à l'égalité (qu'il quantifie en fonction des lois sur l'héritage). Dit de cette façon, cela peut sembler rébarbatif, mais je vous rassure, la plume de l'auteur est très limpide et n'est pas dénuée d'humour.

Et puis, surtout, vient la suite où, fort de cette différenciation des « peuples » européens, il analyse la scission de cette civilisation au XVe siècle, en apparence homogène (rurale et chrétienne). L'auteur enchaîne alors l'étude des différentes idéologies produites sur notre continent en réponse à la hausse de l'alphabétisation et la baisse des croyances religieuses. Son raisonnement est magistral, et ne peut être résumé dans une simple critique sur Babelio, il faut lire Emmanuel Todd (ou l'écouter).

Bien sûr, les critiques de ce travail n'ont pas manqué. On l'a, par exemple, accusé d'être déterministe. Je pense que ce reproche n'est pas mérité, notamment parce qu'il reconnaît que, selon son modèle, l'Italie aurait dû devenir communiste (elle n'en a pas été loin...).

Je recommande donc cet ouvrage à 200%. Qu'on soit d'accord, ou pas, avec les thèses de l'auteur, elles méritent d'être connues, et je pense qu'on ne peut pas faire comme si la carte du communisme dans les années 1970 n'était pas celle de la famille « communautaire », donc comme si la culture et les organisations familiales d'un peuple n'avait pas d'influence sur les idéologies qu'il investit.

Le livre référence de Todd, mais un pavé par lequel je ne conseille pas de commencer. Il y développe (ou plutôt démontre) sa grande idée: les structures politiques nationales sont le reflet des structures familiales qui sont loin d'être les mêmes partout.
Gros travail d'historien et de géographe, en plus d'un travail de sociologie.
C'est intelligent et novateur, mais ça laisse peu optimiste sur le fait que l'Europe politique fonctionne un jour...