Citations sur La Montagne rouge (55)
Mais qui, à Stockholm, s'intéresserait à une telle histoire ? Et qui pouvait être assez tordu pour planter une tête de renne à un tel endroit ?
Depuis la colonisation du Sapmi par la couronne suédoise au XVII e siècle, les minutes de procès constituent l'une des principales sources de écrites sur la région, racontait-il à Nina de son ton fougueux. Mais on consignait la présence des samis quand ils posaient problème, pas le reste du temps. Autrement dit, un bon Sami est un Sami qui n'existe pas.
Tu sais comment c'est, la tête d'un homme, parfois, c'est buté et dur comme un noeud de bouleau.
Il comprenait son impatience. C'est simplement qu'il n'osait pas être trop explicite. Il ne voulait pas jouer la victime, surjouer l'appartenance à une minorité opprimée et se draper dans l'indignation. Il le voulait d'autant moins qu'il avait la ferme conviction que Nina ne le voyait pas comme une victime, l'ayant toujours traité à égalité. Et cela comptait beaucoup pour lui.
Bertil et Justina mangèrent leur soupe sans plus échanger un mot. L'un et l'autre aspiraient bruyamment le contenu de leurs cuillères. Ni cliquetis ni grincement de déambulateur. Ce bruit-là au moins les réunissait. Justina s'était mise à manger ainsi pour imiter Bertil, il y a bien longtemps déjà, et à son grand étonnement il ne lui avait rien dit. Depuis cette découverte, elle mangeait toujours sa soupe en aspirant ainsi, à grand bruit, et c'était le seul moment, avec le massage du crâne de Bertil, où elle se sentait en intimité avec lui, comme elle disait. C'est même pour ça qu'elle préparait de la soupe tous les soirs, pour partager ce moment avec Bertil où tous les deux aspireraient leur soupe en faisant un sacré bruit, dans un même geste lumineux d'harmonie.
Nous sommes coureurs de toundra, fils du vent, peuple de la nature. Devant nous les pierres se tassent, derrière nous elles se redressent, la bruyère épouse nos pas, étouffe nos souffrances, la mousse éponge nos rêves, les montagnes nourrissent notre fierté, les loups égorgent nos espoirs.
Les archives? C'est une invention de Suédois pour nous perdre.
Savez vous, monsieur le président, que les Sami étaient considérés comme des étrangers, dans notre pays ? À ce titre, tout ce qui les concernait atterrissait au musée d'ethnologie, au côté des Indiens d'Amérique ou des peuplades d'Afrique noire, et non au musée d'histoire.
... je suis enchanté que les gens s'intéressent au droit.
Ce n'est pas que je m'y intéresse, monsieur le président, mais nous n'avons pas le choix car, voyez vous, le droit ne s'intéresse pas à nous, éleveurs de rennes.
Klemet prit le carton pour observer le crâne de plus près.
- Vous vous y connaissez en crânes ?
- ça dépend pour quel usage. J’imagine que oui.
Il se toucha la tête.
- Avec un crâne parfait comme le mien, vous pensez bien que j’en connais un bout.
Klemet se sentit soudain épié. Le vieil antiquaire l’observait par en dessous. Il l’auscultait. Il le mesurait. Klemet en aurait mis sa main au feu.
- Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda-t-il en reculant d’un pas, comme si Vestling l’avait brûlé.
Bertil Vestling penchait la tête encore plus de côté sur la poitrine, pour ne pas perdre de vue Klemet.
- Dites, vous ne seriez pas un peu sami, par hasard ? Je n’ai rien contre, remarquez….
Klemet reposa brutalement le carton sur le bureau.
- Vous ne touchez pas à ça, on repassera.
Vestling affichait un sourire aussi fendu que ses yeux toujours posés sur Klemet.
- Bien sûr, revenez, on discutera.
Suivi par Nina qui n’avait pas saisi la scène, Klemet sortit dans la rue et offrit son visage aux rafales de vent. Après un court instant, il se pencha en avant et posa ses mains sur les genoux, essayant de réaliser ce qu’il s’était passé.
- Le diable. Ce type est un diable. Tu as vu ? Son regard…. Il me mesurait le crâne, dit-il en se redressant vers Nina.
La justice l’avait laissée en paix, mais Berit savait se punir seule. Ainsi en allait-il de ceux qui portaient leur croix. La Sami était de cette trempe. Élevée et entretenue dans la crainte de Dieu, destinée au labeur et au dénuement, privée du seul amour terrestre qu’elle eût pu envisager.