Le premier contact avec une bande dessinée est toujours visuel et les Enfants de la Baleine possède indéniablement une identité graphique singulière, le démarquant des standards actuels des mangas jeunesse et adulte. Pour représenter ses personnages, l'auteur adopte un trait crayonné simple et délicat, comme si ces individus se présentaient à nous avec modestie ou indifférence. Néanmoins, une belle palette d'expressions évite toute monotonie au cours de la lecture et il est assez aisé de distinguer les nombreux acteurs de l'histoire. Concernant l'univers, Abe Umeda multiplie l'étrangeté et le détail, offrant un mélange de naturel et d'artificiel, d'organique et de minéral. L'environnement s'impose alors aux lecteurs comme une entité vivante avec son histoire, ce qui n'est pas sans rappeler les décors et les architectures des oeuvres de Miyazaki (Nausicaa et la vallée du vent).
Il est d'ailleurs dommageable qu'un format plus grand n'ait pas été adopté pour l'édition française, le manga aurait gagné en lisibilité, que ce soit en termes de qualité de lecture ou d'exposition auprès d'un public pas forcément attiré par le genre.
La maîtrise des émotions est la thématique forte de ce manga fantasy. Cependant, il n'est pas majoritairement question d'égocentrisme, d'interrogations personnelles ou de recherche d'identité. Non, l'émotion est ici caractérisée par le rapport à l'autre et comment les nombreuses convictions se heurtent à la réalité des inconnus que nous découvrons, ou des « mal-connus » que nous côtoyons depuis toujours.
Mais l'auteur est subtil et la découverte de son monde original et mystérieux grâce à ses personnages permet d'éviter un propos lourd et maladroit. Pas de pesantes explications ou de parcours didactique à travers le point de vue unique du protagoniste. Même si ce dernier est attachant avec son désir quasi-compulsif de conserver par écrit la moindre bride d'expérience humaine, le récit ne se centralise pas sur son évolution vers l'âge adulte. Non, ici tout passe par la rencontre avec une réelle « variété » d'individus. Des êtres construits selon divers degrés d'acception et de rupture avec leur environnement commun. A mesure que l'intrigue avance, et que les problématiques s'imposent, on découvre qu'il n'y a pas vraiment de personnages fondamentalement forts ou faibles. Chaque individu est dépeint comme un être humain qui a appris ou apprend à gérer ses limites et sa fragilité, ou celles de l'idéologie qu'il veut honnêtement protéger.
L'action est bien présente dans les Enfants de la baleine, pouvoirs magiques et décors complexes sont employés pour donner de l'intensité aux affrontements. Dès la fin du tome 1, les premières révélations apparaissent avec brutalité et les conséquences vont germer dans un deuxième et un troisième tome qui continuent de dévoiler les mystères entourant la baleine de glaise. La narration s'intensifie donc au cours de ces trois premiers volumes, chacun ayant la particularité de se terminer sur un cliffhanger. de quoi donner toujours du rythme à un manga qui aime souvent esthétiser la contemplation et l'introspection. Il est aussi assez fascinant de voir comme l'humour et la légèreté apparaissent comme naturels chez les personnages et non comme un outil narratif employé mécaniquement par l'auteur pour faire « respirer » son intrigue. Pour celles et ceux qui aiment les détails vivants d'un univers secondaire,
Abi Umeda propose aussi entre les chapitres des « notes de scribes », c'est à dire des plans et des explications imagées concernant le mode de vie et l'écosystème des habitants de la baleine de glaise. de quoi donner du corps à l'émotion et à la réflexion.
Mélangeant artistiquement poésie et survie, les Enfants de la baleine est un manga doté de nombreux atouts de séduction. Il est fort possible de ne pas succomber à son charme discret et subtil, mais il serait bien dommage de ne pas se laisser tenter.