Ce presque roman ou recueil de textes très solidaires est une véritable expérience visuelle .Vance y est au mieux de sa forme et les descriptions sont majestueuses et l'univers affiche une touche un rien onirique . Ces pages sont une somptueuse expérience picturale .
C'est un volume court, très concentré et superbement poétique un travail soigné .
" Un monde qui meurt " est le titre original en anglais. C'est tout à fait ça . C'est cette donnée constamment illustrée (distillée à chaque page) qui m'a subjugué.
L'auteur fait feu de tout bois pour illustrer cette situation . C'est ainsi que les sols nourrissent mal les plantes ,que les animaux se raréfient et que certains sont monstrueux . La lune a disparu du ciel et le soleil est faible .
Les hommes de ce monde sont méconnaissables et la société est palpable ,complexe et étrange . La science confine à la magie ou bien disons que la magie a tendance remplacer la science .
C'est un peu une fable aussi , située à la croisée de la science-fiction et de la science-fantaisie.
Le file conducteur est simple mais rondement menée et il est servi par des personnages solides.
Le principal attrait du bouquin est au moins double, principalement l'aspect usé et épuisé de notre terre et également le fait que ce monde étrange n'est plus le nôtre.
C'est un travail de Vance qui n'est pas très souvent valorisé, mais c'est une pure petite merveille à classer monument historique (sourire).
La mort du soleil a commencé.
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-La terre murmura Pandelume .Un lieu crépusculaire ,plus vieux que toute connaissance .Jadis c'était un vaste monde de montagnes embrumées et de rivières étincelantes ,et le soleil une boule blanche flambloyante .Des millénaires de pluie et de vent ont battu et emoussé le granit ,et le soleil est faible et rouge .Les continents se sont engloutis ,d'autres ont emmergés .Un million de cités ont érigé des tours ,sont tombées en poussière.A la place des anciens peuples vivent quelques milliers d'âmes singulières .Il y a du mal sur Terre ,du mal distillé par le temps ...La terre se meurt et vit son crépuscule ...
-- Tous les gens du sud sont-ils aussi avides de connaissances que toi?
-- En aucune façon, répondit Guyal. Partout l'on peut observer la normalité de l'esprit. Les habitants exécutent avec habileté les gestes qui les ont nourris la veille, la semaine précédente, l'année d'avant. On m'a parfaitement informé de mon aberration. "Pourquoi s'efforcer d'obtenir une exhaustivité pointilleuse? m'a-t-on répété. Pourquoi chercher sans cesse? La Terre se refroidit, l'homme pousse ses derniers soupirs; pourquoi renoncer à la joie, à la musique et aux festivités pour l'abstrait et l'abstrus?"
— Ha ! C’est ce que nous allons voir, rétorqua Javane. Car je possède un charme d’une merveilleuse brièveté.
Comme Etarr se ruait sur elle, elle formula son charme. Etarr s’arrêta net, ses bras retombèrent, il devint une créature passive, toute sa volonté drainée par la magie.
Mais Javane resta figée dans la même position, ses yeux gris fixes et vagues. Seule T’saïs était libre, car elle portait la rune de Pandelume qui renvoyait la magie contre celui qui la lançait.
Elle resta un moment stupéfaite dans la nuit sombre, tandis que les deux autres étaient plantés comme des somnambules devant elle. Elle courut enfin vers Etarr, le tira par le bras. Il tourna vers elle un regard terne.
— Etarr ! Qu’as-tu ?
Alors Etarr, privé de sa volonté, obligé de répondre à toutes les questions et d’obéir à tous les ordres, lui dit :
— La sorcière a prononcé un enchantement qui me laisse dépourvu de volonté. Je ne puis donc bouger ni parler sans que l'on me commande.
— Que puis-je faire ? Comment te sauver ? gémit la malheureuse T'saïs.
Si Etarr était sans volonté, sa pensée et sa passion demeuraient intactes. Il pouvait lui donner les renseignements qu’elle demandait, mais rien de plus.
— Tu dois m’ordonner une action qui vaincra la sorcière.
— Mais comment pourrais-je connaître cette action ?
— Pose des questions, et je te répondrai.
— Alors ne vaudrait-il pas mieux que je t’ordonne d’agir comme ton cerveau le conseille ?
— Oui.
— Bien, fais cela ; agis en toutes circonstances comme agirait Etarr.
Ainsi, dans la nuit obscure, le sortilège de Javane fut circonvenu et annulé. Etarr redevint lui-même et se conduisit selon sa propre volonté. Il s’approcha de Javane pétrifiée.
— Maintenant me crains-tu, sorcière ?
— Oui, je te crains certainement.
— Est-il vrai que le visage que tu m’as volé n’est plus que poussière noire ?
— Ta figure est dans la noire poussière d’un démon explosé.
Les yeux bleus regardaient fixement Javane par les fentes de la cagoule.
— Comment pourrais-je récupérer mon visage ?
— Par une puissante magie, une plongée dans le passé ; maintenant ton visage appartient au passé. Il faut une magie plus forte que la mienne, une magie plus forte que celle que possèdent tous les sorciers de la Terre et des mondes démoniaques. Je n’en connais que deux qui soient assez forts pour faire un moule du passé. L’un s’appelle Pandelume, il vit dans le pays aux mille couleurs...
— Embelyon, murmura T’saïs.
—... mais le sortilège permettant de voyager vers ce pays a été oublié. Et puis il en est un autre, qui n’est pas sorcier, qui ne connaît pas la magie. Pour retrouver ton visage, tu devras rechercher un de ces deux-là.
Ayant répondu à la question d’Etarr, Javane se tut.
— Qui est le second ? demanda-t-il.
— Je ne connais pas son nom. Très loin dans le passé, loin au-delà de toute pensée, dit la légende, une race de justes habitait une terre à l’est des Monts Maurenron, au-delà du pays du Mur Tombant, au bord d’une mer immense. Ils avaient construit une ville de tours et coupoles de verre, et y vivaient heureux. Ce peuple n’avait pas de dieu et, un jour, il éprouva le besoin d’en avoir un qu’il pourrait adorer. Alors ces hommes construisirent un somptueux temple d’or, de verre et de granit, aussi large que la rivière Scaum quand elle traverse la vallée des Tombeaux Sculptés et aussi long, et plus haut que les arbres du nord. Et cette race d’honnêtes gens s’assembla dans le temple et lança vers le ciel une puissante prière, une invocation adoratrice ; alors, dit la légende, un dieu forgé par la volonté de ce peuple fut créé, et il portait ses attributs, c’était une divinité de justice.
» La ville finit par s’écrouler, le temple devint décombres et ruines, le peuple disparut. Mais le dieu demeure, attaché à jamais au lieu où son peuple l’adorait. Et ce dieu possède un pouvoir dépassant toute magie. À celui qui l'affronte, de par sa volonté justice est rendue. Et que le mal prenne garde, car ceux qui affrontent le dieu ne trouveront pas un soupçon de miséricorde. Par conséquent rares sont ceux qui osent se présenter devant ce dieu.
— Et c’est devant ce dieu que nous irons, déclara Etarr avec une sombre satisfaction. Tous les trois, et tous trois nous affronterons la justice.
[…]
Tout le jour ils volèrent, au-dessus des terres arides, des rochers croulants, d’une autre vaste chaîne de montagnes, et au couchant ils descendirent lentement vers un paysage verdoyant.
Devant eux une mer étincelait. Les créatures ailées se posèrent sur la sable, et Javane les lia d’un charme d’immobilité.
La plage, les bois derrière eux, tout était dépourvu de la moindre trace de la merveilleuse ville du passé. Mais à une centaine de toises au large émergeaient quelques colonnes brisées.
— La mer est venue, murmura Etarr. La ville a été engloutie.
Il entra dans l’eau. La mer était calme et peu profonde. T’saïs et Javane le suivirent. De l’eau jusqu’à la taille, le crépuscule recouvrant la terre, ils passèrent entre les colonnes tronquées de l’ancien temple.
Une présence y planait, paisible, surnaturelle, d’une volonté et d’un pouvoir illimités.
Etarr s’arrêta au centre du temple.
— Dieu du passé ! cria-t-il. Je ne sais quel était ton nom sinon je t’invoquerais par ce nom. Nous venons tous trois d’un lointain pays de l'Ouest pour obtenir justice de toi. Si tu entends et consens à rendre à chacun de nous ce qui est dû, manifeste-toi !
— Une voix basse et sifflante s'éleva :
— Je t’entends et je rendrai à chacun son dû.
Et chacun eut la vision d’un être doré à six bras, à la figure ronde et calme, assis impassible dans la nef d’un monstrueux temple.
— J’ai été volé de ma figure, dit Etarr. Si tu m’en juges digne, rends-moi le visage que je portais autrefois.
Le dieu de la vision étendit ses six bras.
— J’ai sondé ton esprit. Justice sera rendue. Tu peux ôter ta cagoule.
Lentement, Etarr se dépouilla de son masque. Il porta une main à son visage. C’était le sien.
T’saïs le contemplait, médusée.
— Etarr ! souffla-t-elle. Mon cerveau est entier ! Je vois... Je vois le monde !
— À chacun qui vient, justice est rendue, déclara la voix sifflante.
Ils entendirent un gémissement. Ils se retournèrent et regardèrent Javane. Où était le ravissant visage, la bouche couleur de fraise, la peau nacrée ?
Son nez était une chose blanche triple, grouillante, sa bouche une tache putride. Elle avait des bajoues marbrées et un front noir saillant. Il ne restait de Javane que les longs cheveux roux cascadant sur les épaules.
— À chacun qui vient, justice est rendue, répéta la voix, et la vision du temple se dissipa.
De nouveau l’eau fraîche de la mer crépusculaire clapotait autour d’eux, et les colonnes brisées se dressaient dans le ciel obscur.
Lentement, ils revinrent vers les créatures ailées.
Etarr se tourna vers Javane.
— Pars, ordonna-t-il. Retourne dans ton repaire. Quand le soleil se couchera demain, délivre-toi du sortilège. Ne tente jamais plus de nous inquiéter, car je possède une magie qui m’avertira et te réduira en cendres si tu t’approches.
Jack Vance, Un monde Magique - III T’sais. [“The Dying Earth”(1950), retitré “Mazirian the Magician”dans la Vance Integral Edition (2005),]
Ce fut ainsi que Turjan commença son apprentissage auprès de Pandelume. Le jour, et tard dans la nuit opalescente d'Embelyon, il travaillait sous l'invisible tutelle du sorcier. Il apprit le secret de la jeunesse renouvelée, de nombreux sortilèges des anciens, ainsi qu'une étrange science abstraite que Pandelume appelait "mathématiques".
Turjan trouva un volume moisi, en tourna les lourdes pages à la recherche du charme que lui avait montré le Sage, l'Appel au Nuage Violent. Il considéra les caractères, qui se mirent à flamboyer d'un étrange pouvoir, jaillissant du feuillet comme s'ils cherchaient à fuir la sombre solitude du livre.
(Turjan de Miir)
Extrait du livre audio « Madouc, Lyonesse, T3 » de Jack Vance, traduit par E.C.L Meistermann et Pierre-Paul Durastanti, lu par Marvin Schlick. Parution numérique le 30 août 2023.
https://www.audiolib.fr/livre/madouc-9791035410391/