Victoria éprouvait un immense plaisir à nouer des liens imaginaires avec les génies de la littérature. Son amie Henrietta s'en trouvait parfois désorientée. Le doute n'était pas de mise lorsque Victoria racontait qu'elle avait passé quelques heures en compagnie de cette chère Vita. Les connaissances littéraires d'Henrietta étaient limitées, mais elle était sûre que Victoria voulait dire qu'elle avait passé l'après-midi à lire du Vita Sackville-West, cette poétesse et romancière qui était une fille du baron Sackville. La veuve Campbell finissait même par reconnaître que les choses étaient assez explicites quand Victoria assurait qu'elle s'était abandonnée fiévreusement pendant toute la nuit à Rudyard Kipling, non sans préciser que, bien entendu, elle parlait au sens figuré. Une précision qu'Henrietta considérait à tout point de vue comme absolument superflue. L'affaire se compliquait lorsque son amie partageait l'intimité d'auteurs dont elle avait une idée un peu plus vague. Au fil de ses visites en Angleterre, Victoria avait été saisie par M. Browning, ébranlée par ce bon Tennyson, excitée par Hopkins, et pénétrée par la poétique virilité d'un certain Matthew Arnold. Ces confidences mises à part, personne d'autre ne savait que les amis de Victoria étaient en général des romanciers et romancières du passé, qui mangeaient les pissenlits et les lauriers de la gloire par la racine dans les cimetières humides des îles Britanniques.
Il était clair, même pour une toute petite fille, que deux conceptions très différentes du monde étaient en jeu. Pour son grand-père, tous les fondements du savoir universel étaient contenus dans l'affirmation de Mallarmé, «le monde est fait pour aboutir à un beau livre». Alors que sa mère préférait croire que notre passage sur terre n'avait de sens que s'il était assorti de chemisiers d'organdi, de mariages entre gens comme il faut et de lessives immaculées. Victoria ajoutait à tout cela la supposition que sa mère avait une idée extrêmement vague des lectures recommandables pour une jeune fille et, comme -selon elle - les histoires romantiques étaient faites pour les domestiques et les livres touffus destinés exclusivement aux hommes de lettres, il devenait évident qu'une femme pouvait seulement poser les yeux avec confiance sur des revues illustrées à la superficialité légère.
A en juger par le peu de chose qu'elle savait, le sociologue avait plutôt l'air d'être un homme de principes. Restait maintenant à savoir de quel genre de principes il s'agissait. Elle eut de nouveau le sentiment angoissant de se trouver enfoncée dans une boue poisseuse d'où il lui était difficile de s'extraire.
Il paraissait assez évident que l'institutrice était une femme qui se réfugiait dans l'ici et maintenant, comme d'autres se réfugient dans la musique ou la boisson. L'instant présent semblait représenter pour elle le cadre le plus sûr et elle y demeurait en se laissant envahir par une légère somnolence.
Elle reconnaissait avec un peu d'amertume que, les dernières semaines, l'ennui s'était frayé un chemin en elle comme une blessure, et ce n'était qu'alors, menacée par un avenir de momie, qu'elle s'était laissé emporter par la tentation d'explorer des territoires inconnus.