Le délectable venin du vieux con.
Léandre d'Arleboist, affublé par l'auteur d'un patronyme et des tournures de phrases d'un monde révolu, vit ses derniers jours sur un lit d'hôpital.
Et cet octogénaire maintenant incontinent, ancien professeur d'université, auteur de l'ouvrage célèbre et cité en exergue « le misanthropisme est un humanisme », reste animé de force malgré la déchéance physique, porté par la délectation qu'il a durant sa vie tirée de son puissant mépris pour toute l'humanité. Il n'est pas pour autant charitable envers lui-même, se détestant tout autant que ses contemporains.
"Il faut toutefois se bien faire comprendre, quitte à se répéter : le misanthrope conséquent ne connaît de détestation qu'envers lui-même. Ce qu'il noircit chez les autres humanoïdes n'est guère constitué que des restes d'une bombance inachevée, ultimes éclats d'une colère dont il est en vérité l'unique géniteur et seul récipiendaire. Et je ne parle pas ici de la pauvre haine de soi dont s'accablent tant de nos bonnes âmes socialistes ou libérales. Non, je parle d'une détestation radicale, celle qui nous accule à pleurer sans fin sur la monumentale erreur d'aiguillage qui, un jour, fit sortir du sol ce que l'on peine à désigner sans rire par le substantif : humain."
Dans ce retour sur une vie consacrée à la misanthropie, personne n'a visiblement trouvé grâce à ses yeux, jeunes ou vieux, homes ou femmes, élèves ou professeurs de l'université, sans oublier ses proches, son fils, le pourceau et Geraldine Bouvier, l'infirmière du service de gériatrie, la putain.
"Car je dois dire que j'ai vécu très péniblement la futilité d'une certaine jeunesse. La misère identitaire conduisant l'adolescent à une soumission totale aux injonctions du capitalisme publicitaire, ce dernier a fini par phagocyter l'ensemble des cerveaux humains. Moyennant quoi, il nous faut supporter, et c'est peu dire, l'affligeant spectacle de ces trousse-pets éberlués d'eux-mêmes, enivrés de leur beauté gominée, anesthésiés par leur euphorie d'individus sans destin, tous coursiers d'un monde qui se défait. Ces barbares à plastique lisse ne sont au fond guère plus avancés dans la compréhension du monde et de leur personne que les primates des premiers temps de l'humanité – qui au moins avaient dû inventer le fil à couper le beurre."
Le corps est naufragé, il ne reste plus que le langage, féroce et hilarant, et tandis que le narrateur se rapproche d'une mort inévitable et qu'il semble accepter, son langage peu à peu perd de sa superbe, se mâtinant de corneculs, de pedzouilles et d'autres noms d'oiseaux.
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Un homme âgé est sur un lit dans un hôpital. Il sent qu'il est au bout. Il nous dit ce qu'il pense de sa vie et de sa façon de voir les choses. Quelques une des personnes de son entourage récent (son infirmière) ou passé (femmes, enfants) servent à son explication du monde et à ses questions.
Qu'est-ce que ce barnum qu'on appelle existence ? Qu'est-ce que la solitude ? Qu'est-ce qui fait que « c'est précisément quand tout est dépeuplé que rien ni personne ne nous manque ? » Pourquoi l'amitié n'est-elle souvent qu'une sorte de « soin palliatif : l'autre n'est jamais qu'un onguent de circonstance dont on se sert comme un baume sur notre âme affectée » ? Pourquoi l'humain saisit-il « continûment toute occasion pour redevenir un rustre et un crétin » ?
Si « la misanthropie est le bien le mieux réparti en ce monde », il est vrai que nous n'avons pas une tendance naturelle à le reconnaître. On l'aura compris, le narrateur est l'un de ces misanthropes qui reconnait cet état « comme on reconnait un frère. » Il n'est donc pas n'importe quel misanthrope : il en est un de l'espèce « noble » ou avec de la « classe ». Celui pour qui « le bon plaisir tient précisément au spectacle de réjouissance bêtise » que procure l'observation des autres, les « inepties que le cerveau humain s'acharne d'ordinaire à concevoir », tout en clamant que « le misanthrope conséquent ne connait de détestation qu'envers lui-même. »
Un texte très bien écrit, avec une langue travaillée, bien loin des sujets / verbes / compléments de nombreux livres actuels ; et un contenu qui, s'il peut prêter à rire, donne aussi à rire jaune, à se poser quelques bonnes questions sur lesquelles il est bon de revenir de temps en temps. Quidam éditeur 2011
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L’auteur déploie ses ailes d'écrivain voyageur, qui considère combien les digressions sont importantes dans un roman, combien les flâneries sont le sel de toute vraie fiction dont on se souviendra.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Qui plus est, il ne faut jamais perdre de vue que la misanthropie ne se déploie qu'accordée à une inépuisable disposition à la clémence — pour peu que vous y mettiez un peu du vôtre, la chose perdra de son apparent paradoxe. Le misanthrope en effet ne juge pas, il jauge ; il ne jouit pas de la déchéance de l'autre, il vérifie qu'elle est notre lieu commun ; il ne construit pas l'autre à l'image de ce qu'il en attend (rien ou quasi), mais se borne à constater l'impossibilité de tout transport. L'autre ne me gêne pas : il arrange mes petites affaires en tant qu'il donne sens à ma quête et justifie mon plaisir. Sauf circonstance extraordinaire, je ne connais donc ni l'enthousiasme ni la colère.
Marc Villemain - Ils marchent le regard fier
http://www.passion-bouquins.com Blog littéraire alternatif Bibliothèques idéales Strasbourg 2014 Entretien avec Marc Villemain à la librairie Ehrengarth à Strasbourg-Neudorf. Il nous...