J'ai l'impression de voir
Jean Gabin, Seigneur d'une locomotive 241, La Bête humaine, "Gueule Noire" ( mécanicien-conducteur ), lunettes sur le front, en train de gueuler, car les Gueules Noires, Seigneurs des grosses et belles bouzines A VAPEUR (les électriques sont des boîtes à sardines... Eh bien...
les Gueules Noires, ça gueule ;
les Gueules Noires, c'est toujours de mauvais poil ;
les Gueules Noires, ce sont des Seigneurs ;
les Gueules Noires, ils sont responsables, depuis 1850, depuis la Crampton, d'une énoooorme charge de traction ;
les Gueules Noires ont révolutionné le transport ;
les Gueules Noires ont le visage imprégné de suie, ils ont leur Chaudron, leur machine imprégnée dans le ventre, dans le sang ;
les Gueules Noires ont leurs idoles :
Félicité de Lamennais, les Saint-Simoniens, et les
Compagnons du Devoir ;
les Gueules Noires sont un clan dans le clan : ce sont les tractionnaires, les Rouges qui font grève, alors que les chieurs d'encre des bureaux de la compagnie sont des Jaunes, qui veulent aller bosser ;
les Gueules Noires,
Henri Vincenot, arrière petit-fils, et petit-fils de Gueules Noires, il connaît ;
même qu'il a aussi cinq oncles Gueules Noires du prestigieux Paris-Lyon-Marseille !
Les compagnies de cheminots, dans les années 30, forment de grandes familles, avec leur langage, leurs syndicats, leur communauté, leurs quartiers, leur médecin, leur sécurité sociale, leur retraite, leurs coin de pêche à la retraite... Et surtout leurs discussions politiques familiales épiques de Gueules Noires, contre les planqués du « Central » qui s'en mettent plein les poches. Les Gueules Noires ont l'espérance de l'avènement du Front Populaire, discutent sur le viol de la Voie par les autorails, les Étrangers ( étrangers au chemin de fer : passagers, et tous les « civils » ) ; les Gueules Noires sont aussi les socialistes de la vapeur contre les capitalistes de la route qui leur volent leur fret, et enfin, ils s'insurgent contre l'avènement impensable de l'électrique !
Toute cette imprégnation culturelle d'
Henri Vincenot, et de son copain Marcel dont le père est mort écrasé entre deux tampons pendant qu'il attelait deux wagons, est racontée avec truculence, et me rappelle les moments où mon Grand-Père m'emmenait voir Mon'Onc Jules et ses 16 enfants, ou Ma Tante Juliette, dont l'étable à cochons chauffait la chambre à coucher mitoyenne ; c'était une culture paysanne parallèle à la culture cheminote, où l'on jouait à la coinchée, à la belote avec le dix de der, ou les dominos, avec « la cat blanche est bonne à souris », avec « un coup d'cid' », ( c'est la Normandie, tandis qu'
Henri Vincenot était à Dijon ), sans compter les vacances passées chez Eul Pé C. ou Eul Pé P., où je me régalais de traire la vac' manuellement, enfourcher les bottes de paille sur la charrette, ou tourner la baratte à beurre...
Parallèlement à ça, Henri raconte sa propre histoire, ses amours, véridiques ou romancés, histoire influencée, bien sûr, par la pression familiale, dont il partage la passion... Et à 55 ans, il trouve enfin, avec la retraite, la merveilleuse sensation d'être le propre chef de sa vie, et découvrir les « civils » que sa condition de cheminot lui avait cachés !
Notre fils nous avait signalé qu'une de ses voisines mettait des livres à la poubelle ; j'en ai récupéré quelques uns, dont celui de Vincenot, et bien que mon circuit de trains Jouef occupait toute la grande table de mon Grand Père, je n'y connaissais rien au monde des cheminots... mais je me rappelais ce que je considère comme son chef d'oeuvre : «
La billebaude », auquel je me réfère souvent comme un modèle écologique :)