Des comptes-rendus, fins et détaillés, portant sur les techniques ont été publiés depuis longtemps, mais ils concernent surtout des "sociétés traditionnelles ou exotiques". Il s'agit, par exemple, du façonnage de l'argile en Inde, des potiers mexicains, de la domestication du cochon, de la maîtrise du lasso en Finlande, de la mesure du temps ou de l'irrigation en Tunisie.
Depuis les années 1980, d'autres anthropologues se sont penchés sur les techniques contemporaines occidentales. Certains ont ainsi étudié des techniques devenus banales : l'usage du téléphone ou du magnétoscope (Akrich, 1990) ou l'entretien des photocopieurs (Orr, 1996). D'autres se sont penché sur les temples du savoir moderne : " La vie de laboratoire " de Bruno Latour et Steve Woolgar (1979), Beamtimes and Lifetimes. " The World of High Energy Physics de Sharon Trawek " (1988). D'autres se sont intéressés au transfert de technologie (Akrich, 1993).
Le monde de l'entreprise industrielle n'a pas échappé au regard des sciences sociales mais c'est surtout l'atelier de production (Freyssinet, 1992) qui a retenu l'attention. Aussi, rares sont les ethnographies des techniques dans les entreprises contemporaines. Les plus documentées relèvent de l'étude du patrimoine, c'est-à-dire des techniques en voie de disparition. L'ethnographe remplit alors une fonction de mémorisation de l'histoire industrielle et du savoir-faire ouvrier (Tornatore, 1991).
De rares études se penchent sur les techniques de pointes contemporaines. Gary Downey (1992), par exemple, décode la culture liée au développement de la CAO (Conception Assistée par Ordinateur). Diana Forsythe (1993) suit les spécialistes de l'intelligence artificielle. Steve Woolgar analyse la signification des technologies de l'informatique (1985). Victor Scardigli (1992), Caroline Moricot, Alain Gras et Sophie Poirot-Delpech (Gras et al, 1989) se demandent comment les acteurs sociaux construisent le sens des techniques en étudiant le cas de la conception de postes de pilotage des avions Airbus, de l'informatique et de le biologie de la reproduction. Leur approche diverge cependant de la nôtre. Ces chercheurs s'intéressent essentiellement à la culture, aux valeurs et aux représentations, aux dynamiques symboliques et aux enjeux de pouvoir présents dans le développement et l'usage de ces techniques de pointe. Dans leur perspective anthropologique, il s'agit avant tout de comprendre le monde moderne à partir du point de vue spontané des acteurs. L'anthropologie tente alors de reconstituer la dynamique du sens culturel du monde social et technique en train de se construire. L'ethnographie y est une étape vers la compréhension du sens. Pour ces anthropologues des techniques contemporaines, une bonne ethnographie est orientée vers la recherche de ce que signifie le monde pour ses membres (Hess, 1992, p. 3). Le chapitre V de cet ouvrage va également dans ce sens lorsqu'il explore les logiques de raisonnement des concepteurs, inscrites dans leur mémoire et dans les objets qui les entourent.
Notre projet tente toutefois de s'écarter des approches précédentes. D'une part, il s'agit d'étudier le travail technique d'aujourd'hui, celui qui se pratique au coeur des industries contemporaines, sans se focaliser ni sur les technologies de pointe, ni sur les savoir-faire ouvriers. Il s'agit de scruter le travail ordinaire des bureaux d'études ou de l'ingénieur de terrain. Or, très rares sont les travaux déjà réalisés en ce sens (Bucciarelli, 1994). D'autre part, nous cherchons aussi à rendre compte des performances, c'est_à-dire de ce qui est effectivement produit dans l'action, et pas seulement du sens qu'à le monde pour les acteurs.
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Le posture ethnographique mobilisée dans cet ouvrage (...) place au centre de l'analyse la question de la performance tout en refusant de la traiter uniquement dans le registre des sciences de la nature. L'ethnographie proposée cherche alors à comprendre l'action et ce qu'elle produit, à savoir des hybrides sociotechniques. Elle suppose de s'intéresser aux pratiques, aux collectifs (par exemple, le monde des concepteurs / le monde de la fabrication) et aux objets (un dessin, un logiciel, un déchet, etc.). Elle suppose de rendre finement compte des médiations de toutes natures et de la texture de leurs enchevêtrements.
Dominique Vinck. Pratiques de l'interdisciplinarité.