Taxinomie dans la jungle : libérer un narrateur aux abois, et permettre l'envol du post-exotisme.
Publié en 1994, le septième roman d'
Antoine Volodine, s'il est bien ancré, avec du recul, parmi les "quatre passerelles" !avec "
Lisbonne, dernière marge", "
Alto solo" et "
Le port intérieur") qui font basculer l'univers de l'écrivain du décryptage initial de la réalité torturée des faillis (les quatre premiers romans, disons, pour simplifier) à l'installation inéluctable de la fiction post-exotique et de sa richesse complexe, bariolée et incantatoire (à partir de "
Nuit blanche en Balkhyrie", dirais-je), constitue peut-être aussi un précoce point d'orgue dans le combat de l'écriture volodinienne autour de la mémoire et de l'amnésie suivant la lutte initiale (ou les luttes initiales) et autour des rituels langagiers comme méthode concrète de résistance.
Dans cette jungle sud-américaine oubliée, dans une bourgade avant-poste ou arrière-poste d'une lutte politico-militaire de grande ampleur ayant triomphé, mais vraisemblablement dans l'une de ces victoires à la Pyrrhus coutumières au post-exotisme, un narrateur, combattant retraité, est llivré au savoir-faire d'un chamane psychiatre, chargé de soigner son amnésie, réelle ou simulée - seule alternative possible aux interrogatoires musclés qui guettent le héros au passé trop trouble.
Sur ce motif volodinien déjà familier à l'époque se greffe une somptueuse narration dans laquelle les vocabulaires spécifiques du vivant de chaque race indienne présente, lexiques étendus qu'un dentiste, prédécesseur du psychiatre mystérieusement disparu un jour par le fleuve, tentait de collecter et d'organiser, jouent le premier rôle - et tout particulièrement, parmi eux, les noms donnés aux innombrables espèces de singes de cette jungle, qui donnent leur titre au roman.
Taxinomie désespérée, potentiellement magique dans son double rôle de remémoration et de dissimulation, taxinomie qui enrôle tour à tour un démobilisé, une prostituée occasionnelle, une ancienne commissaire politique, avant de laisser se fondre de moins en moins fugacement discours du narrateur et discours de l'interrogateur en un savant quiproquo, taxinomie enfin dont la fonction d'enfermement ou de libération dépend avant tout du bout de la perspective orwellienne depuis laquelle on regarde le texte.
La mise en abîme totalitaire et résistante, simultanée, est sans doute l'une des marques de fabrique de Volodine dont "
Le nom des singes" nous montre avec le plus de vigueur l'aisance, la grâce et la poésie.
Un très grand livre, peut-être l'un des plus mystérieux et des plus essentiels de l'auteur.