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3,69

sur 587 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
La prise de la Bastille vue de l'intérieur, cela donne avec Eric Vuillard un récit rythmé, dynamique et enlevé, au vocabulaire d'époque riche sans être pédant. Il y focalise son attention sur le peuple de Paris, quand ce n'est pas la ville elle-même qui est personnifiée : "Paris, c'est une masse de bras et de jambes, un corps plein d'yeux, de bouches, un vacarme donc, soliloque infini, dialogue éternel, avec des hasards innombrables, de la contingence en pagaille, des ventres qui bouffent, des passants qui chient et lâchent leurs eaux, des enfants qui courent, des vendeuses de fleurs, des commerçants qui jacassent, des artisans qui triment et des chômeurs qui chôment."
Ici, ce sont les événements qui dictent la mise en scène des personnages, même s'il n'y en a pas un que l'on suivrait du début à la fin comme dans un roman classique. Il faut dire que de classique il n'y en a pas vraiment tant l'écriture est originale, moderne j'ai envie de dire (même si je sais pas trop ce que c'est, une écriture moderne). En tout cas cela fonctionne du tonnerre, grâce aussi peut-être au ton distancié, l'emploi du "on" en pronom de prédilection quand Eric Vuillard n'évoque pas de personne en particulier, sans oublier l'ironie désenchantée qu'il sait manier habilement, comme si tout cela - malgré le caractère historique, ne relatait finalement que de vies d'humains parmi tant et tant, c'est à dire pas grand chose.
Après avoir beaucoup aimé "L'ordre du jour", du même acabit, j'ai aussi beaucoup aimé ce "14 juillet", sans être pour autant un spécialiste d''histoire.
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Eric Vuillard entretient avec l'histoire un rapport tout à fait fascinant. J'avais déjà été épaté par L'Ordre du jour, avec sa narration distanciée, le sens du raccourci dévastateur et le point de vue moral posé sur l'époque. Je ressors tout aussi impressionné de ma lecture de 14 Juillet.

Le sujet est ici le 14 juillet originel, la prise de la Bastille en 1789, proposant en deux cents pages tout rond d'envisager cette journée sous un angle radicalement autre. Oubliés, les récits glorieux et le détournement roublard accompli par l'historiographie du XIXème siècle, destiné à faire de l'événement le premier acte d'une révolution bourgeoise : on ne s'intéresse pas aux « grands hommes » dans le livre de Vuillard. On n'y trouve pas plus que quelques seconds couteaux de l'Histoire, et ils ne sont pas spécialement à leur avantage. Ce 14 Juillet-là est celui du peuple de Paris : deux ou trois dizaines de protagonistes qui se croisent et se recroisent à la faveur de cette journée, des noms que l'auteur a exhumés des archives pour leur rendre un fragment de vie. le lecteur ne se demande pas si ces éléments biographiques ont un fondement réel, car la chose n'a en vérité aucune importance : Vuillard ne prétend pas retracer des destins, il veut saisir l'âme du peuple. L'héroïne du livre est cette populace des quartiers qui environnent la forteresse, des malheureux qui ont toujours vécu dans l'ombre menaçante du monstre et pensaient être nés pour courber l'échine. Ils n'étaient jusqu'alors que sujets du Roi ; les voilà les premiers surpris de se découvrir sujets de leur propre verbe et de leur propre action, dans un délire de joie qu'ils ne réussissent pas à s'expliquer.

J'ai trouvé remarquable la finesse avec laquelle l'auteur traite cette transfiguration, pour évoquer la naissance informelle, inopinée et encore brouillonne du citoyen agissant. Vuillard ne cache rien de sa subjectivité, ce qui est en définitive une démarche remarquablement honnête. Il assume de même son point de vue omniscient et s'en amuse, n'hésitant pas à adresser des clins d'oeil à son lecteur. le résultat pourrait être froid, désincarné, décharné en somme, et c'est tout le contraire qui se produit : le tableau prend vie, pour exprimer une vérité que n'atteindrait pas la relation la plus méthodologiquement rigoureuse de l'événement. A peine effleurés dans la foule, certains de ces personnages sont même très émouvants, voire tout simplement bouleversants, comme cette Marie Bliard vacillant au bord du vide lorsqu'elle comprend enfin, devant un commissaire de police indifférent, que son homme est bien mort devant la Bastille.

Ce 14 juillet 89 est une promesse : le moment où tout devient possible, où rien n'a encore corrompu le désir de liberté. Evidemment on sait bien ce qui a suivi, et comment beaucoup d'illusions se sont diluées dans le sang et l'amertume. S'il le sait aussi bien que nous, c'est pourtant là qu'Eric Vuillard réussit une conclusion magistrale, qui légitime en à peine une page tous les 14 juillets du monde.
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Pour Michelet, "Chaque homme est une humanité, une histoire universelle." Mais si la biographie des personnages illustres est étudiée dans le détail, quitte à analyser leurs troubles de digestion, la difficulté se pose quand c'est le bon peuple qui fait L Histoire. C'est le cas du 14 juillet 1789, date emblématique de notre République. Ce ne sont pas les Ravaillac, Foch, ou Pompadour qui ont pris la forteresse de la Bastille. C'est la foule. Des anonymes. Des artisans, des commerçants, des ouvriers, des putains, des taverniers, des chemineaux ou encore des trimardeurs. Des crève-la-faim, des pousse-mégots, des sans-dents, des jobards, des traîne-savate. Ils boivent du jaja, ont les sabots crottés et les fins de mois difficiles, mais peu importe puisque désormais, "La volonté du peuple vient de faire son entrée dans l'Histoire."

L'ambition d'Eric Vuillard, c'est de nous montrer l'événement à hauteur d'homme, à travers la conscience d'un menuisier ou d'un allumeur de réverbère. L'auteur prend son lecteur par la main et lui fait traverser la foule révoltée . Des hommes s'illustrent, obtiennent un « quart d'heure de célébrité » wharolien avant de retomber dans l'oubli. Vuillard les "incarne" en les nommant, en précisant leurs professions, leurs tenues vestimentaires. Son récit enfiévré est plein d'humanité ; j'ai sympathisé avec Sagault, Cholat, Rossignol, (François) Rousseau et sa veuve ; j'ai ressenti la colère, la joie et la bouffonnerie de la foule. Son écriture est magistrale et j'ai pris plaisir à lire de nombreux passages à voix haute tant la richesse du vocabulaire et le rythme des phrases s'y prêtent. C'est de l'Histoire vivante, en chair plus qu'en os, servie par une très belle langue. Enfin !
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Il y a des lectures qui, certains jours ont une résonance particulière. Outre la puissance de l'écriture, ce 14 juillet est un rappel bienvenu de la puissance du peuple quand il décide de changer les choses. En redonnant vie et fureur à cet épisode essentiel de l'histoire de France que l'on pense - à tort - bien connaître, Eric Vuillard nous tend un miroir dans lequel se reflètent de curieux parallèles entre passé et présent. C'est extrêmement troublant.

"Ainsi, durant toute la période qui précède la Révolution, on assiste à de curieuses manoeuvres sur les deniers d'Etat. La dette publique ne cesse de croître et le peuple à faim. On spécule en Bourse sur les emprunts. La France est presque banqueroutière."

C'est un récit fantastique que nous livre l'auteur, une sorte de reportage au coeur de l'action réalisé par un journaliste qui serait aussi un talentueux écrivain. Un récit qui s'intéresse à ceux dont personne ne parle. "Des morceaux de foule", ceux qui composent "le peuple" et sont demeurés anonymes dans les livres d'histoires, des noms qu'il faut exhumer de sombres archives où pourrissent des listes de patronymes oubliés et même jamais connus. C'est extrêmement émouvant ce que fait Vuillard. Il donne des visages, des odeurs, des couleurs et de la voix à ceux que l'on agrège dans cette multitude appelée "le peuple", il recrée leurs identités, leurs vies pauvres et trop courtes. Il dessine le mouvement de toutes ces individualités unies vers un même but, sans vraiment de concertation et il dresse le portrait de ces acteurs oubliés, morts pour un idéal dont ils ignoraient toute la portée. C'est passionnant. Une leçon d'histoire bien plus efficace qu'un cours magistral. Qui replace les choses dans leur contexte. Qui rappelle ce qu'était la France alors, ce qu'était Paris, le chômage, les émigrés et les apatrides... tiens tiens.

"Ainsi la sédition. Elle surgit dans le monde et le renverse, puis sa vigueur faiblit, on la croit perdue. Mais elle renaît un jour. Son histoire est irrégulière, capricante, souterraine et heurtée. Car il faut bien vivre, il faut bien mener sa barque, on ne peut pas s'insurger toujours ; on a besoin d'un peu de paix pour faire des enfants, travailler, s'aimer et vivre."

Oui, il y a des livres qui tombent à pic. Mais il faut le talent d'Eric Vuillard, son écriture magnifique, son souffle épique pour en faire un excellent moment de lecture et un objet que l'on a envie de conserver pas trop loin de soi, pour y revenir. Se replonger dans l'histoire pour mieux appréhender l'avenir ?

"On devrait plus souvent ouvrir nos fenêtres. Il faudrait de temps à autre, comme ça, sans le prévoir, tout foutre par-dessus bord. Cela soulagerait. On devrait, lorsque le coeur nous soulève, lorsque l'ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Elysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir, et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise, et chercher, la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme un souvenir."
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Comme l'indique le titre, le récit va nous raconter l'évènement déclencheur de la Révolution française qui va mettre à bas l'Ancien régime.
Pour arriver à la prise de la Bastille, Éric Vuillard remonte quelques mois en arrière, fin avril 1789, quand le producteur de papiers peints Réveillon demande avec beaucoup de légèreté que l'on baisse le salaire journalier des ouvriers de 20 à 15 sols par jour, certains ayant déjà, selon lui, « la montre au gousset ».
Les Etats généraux se préparent.
Et surtout le peuple a faim.
La colère contre les riches va se matérialiser par la mise à sac de la Folie Triton, jolie demeure du sieur Réveillon qui sera réprimée avec la dernière violence : trois cents morts.
Début juillet, le peuple est agité. Il craint que Louis XVI ne recoure à la troupe. Il cherche des armes qu'il trouve. Mais la poudre ? Elle est à la Bastille.
Le reste du récit se consacre exclusivement à la prise de la forteresse par le petit peuple qui dès le matin du 14 s'agglutine autour de la citadelle.
De tentatives de députations, en coups de canons et tirs de riposte, Vuillard donne enfin vie à ces hommes et ces femmes, quasi tous très jeunes, vingt ans, qui vont pour un grand nombre d'entre périr dans la prise de la prison, symbole de l'arbitraire royal.
De petits actes des uns en exploits des autres, Vuillard précise les noms, la profession des acteurs jusque-là anonymes de cette journée.
Et soudain cette « populace » devient peuple !
J'ai vraiment apprécié cette personnalisation des acteurs de ce jour qui, enfin, ont retrouvé une identité, qui ont tous un petit métier, qui sont pauvrement vêtus, qui sont vieillis prématurément…
J'ai aimé également qu'on remette à sa juste place cette fameuse prise de la Bastille dont les livres d'histoire ont la fâcheuse tendance à minimiser l'exploit : la garnison était faible, etc, etc..
Un peuple muni de quelques pauvres armes, se tient au bas de murailles énormes, flanquées de huit tours et a pour projet de s'emparer de la place…
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A la Bastille !

Un superbe récit historié par Éric Vuillard, un auteur que j'ai découvert en 2016 lors de l'édition de cet ouvrage.

La prise de la Bastille en juillet 1789 et les émeutes précédentes notamment l'émeute Réveillon) comme vous ne les avez jamais vues !
Un style précis, vif, rapide et humoristique décrit au plus près la vie des gens du peuple.
Qu'ils sont beaux ces héros, que d'émotions m'ont saisie lors de cette lecture !
J'ai vraiment beaucoup apprécié la réhabilitation de Maillard, comme d'autres révolutionnaires !

Vraiment splendide avec des recherches précises dans les archives.


L'auteur détient une très belle écriture descriptive, cinématographique.

Une relecture 7 ans après avec encore plus de plaisir !
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Tous les profs d'histoire qui ont attisé nos peurs des "interros écrites" nous ont parlé de ces grands hommes, généraux, rois, empereurs qui ont fait L Histoire, qui ont gagné ou perdu des batailles. Les soldats qui crevaient sur le terrain étaient toujours oubliés. Un soldat fait la guerre, un général la gagne.
Au sujet du 14 juillet, ils nous imposaient simplement d'être en mesure de répondre "Prise de la Bastille". Aucun historien, aucun prof nous a parlé dans le détail de ces petites gens, qui versaient leur sang. de temps en temps ils nous parlaient du "peuple" et c'est tout.
Eric Vuillard donne des visages, des noms et des prénoms à ce peuple de Paris, et nous transporte parmi ces gueux et ces gueuses qui, ce jour là ont fait basculer L Histoire, ces " pauvres filles venues de Sologne et de Picardie, [...] mordues par la misère et parties en malle-poste, avec un simple ballot de frusques. Nul n'a jamais retracé leur itinéraire de Craponne à Paris [...]. Nul n'a jamais écrit leur fable amère." On été nommé par le nom de son métier, de son village d'origine, ou on était défini par un défaut, Loucheur, Bigot. Même les noms des rues définissaient les métiers qui s'y exerçaient, Petit-Musc anciennement Pute-y-Muse...
Plus qu'un manuel d'histoire, il s'agit d'un travail de chroniqueur rapportant jour après jour, heure après heure, chronologiquement, des faits en langue vulgaire...c'est à dire en langue du peuple (Vulgus :le peuple)....il s'agit de la définition ancienne, celle que nous trouvons dorénavant en second dans les dictionnaires, passant après celle s'appliquant de nos jours à nos animateurs radio ou télé.
Eric Vuillard, s'est fondu dans cette foule. En donnant un nom et un prénom ancien, une identité et un passé à chacun de ces héros anonymes, à leurs petits métiers disparus depuis bien longtemps, en décrivant leurs habits, leur vie, leurs armes de bric et de broc, il nous transporte au coeur des lieux et de l'action.
Il nous rappelle aussi le contexte historique, les travaux pharaoniques d'aménagement de Versailles, les dépenses somptuaires de Marie-Antoinette, ses boucles d'oreilles, mouches et perruques, la banqueroute qui guette le régime, la dette publique qui ne cesse de croître, financée par des banquiers imposant des taux d'intérêt significatifs, le chômage : "Pour six cent mille habitants, Paris comptait quatre-vingt mille âmes sans travail et sans ressources".
Un contexte historique assez troublant qui nous renvoie à notre propre actualité.
En allant chercher de la poudre et des armes dans cette Bastille, aux portes du Marais, aucun ce ceux qui y perdirent la vie ne soupçonnait que ce mardi 14 juillet deviendrait une journée mythique, La Fête Nationale. Cette Bastille, dont la démolition fut commencée, une fois prise, le jour même.
Eric Vuillard a consulté de nombreuses archives de la police, de la ville, les écrits de l'époque. Il a exhumé de la poussière des patronymes disparus et redonné vie à une partie de ces 954 noms, figurant sur la liste officielle des vainqueurs de la Bastille, à quelques uns de ces 98 morts, qui ont commencé à faire vaciller un régime et qui, sans le savoir, ont fait la grande Histoire.
Pour nombreux d'entre nous cette journée est devenue un jour férié, une possibilité de pont, un jour de repos et de fête. Sa symbolique est souvent oubliée. Dans les dernières lignes Eric Vuillard écrit : "On devrait plus souvent ouvrir nos fenêtres. Il faudrait de temps à autre, comme ça, sans le prévoir, tout foutre par-dessus bord. Cela soulagerait. On devrait, lorsque le coeur nous soulève, lorsque l'ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Elysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir, et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise, et chercher, la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme un souvenir."
A méditer

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J'ai vraiment apprécié ce livre... mon premier Vuillard et ce ne sera surement pas le dernier. Nous suivons, quasi minute par minute, la prise de la Bastille... Vuillard nous fait bien comprendre le contexte historique qui a mené à cette révolte du peuple français. C'est fort bien documenté. Il décrit fort bien Paris en ébullition, les gens en colère, les conversations de bistrot qui mènent à échafaudage d'un plan... Bref, un tout petit récit, mais qui rend justice à ce pan de l'Histoire.
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Finalement, tout a commencé le 23 avril 1789 : ce jour-là, un certain Jean-Baptiste Réveillon, propriétaire de la manufacture royale de papiers peints, proclame, sans aucune gêne, devant l'assemblée électorale de son district, que « les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront bientôt plus riches que lui. »
Ça ne passe pas. Non, vraiment, ça coince. Il faut dire que les gens meurent de faim.
Alors, la belle demeure, la manufacture et le jardin de la Folie Titon sont littéralement pillés, mis à sac, brûlés…
La riposte est violente, les morts nombreux.
Il est vrai que le contraste entre Paris et Versailles est saisissant : d'un côté rien ou pas grand-chose, de l'autre, une « longue file indienne de sucreries, macarons, génoises, volailles délicates, épinards frais, lentilles aussi fines que le sable, concombres juteux, belles poires d'Anjou, Inconnue la Fare, Beurré d'hiver, Pérouille…» (ah, les noms des poires, un poème !) le luxe de Versailles, belle redondance, est simplement indécent : un crachat à la figure, une insulte au peuple qui se tue au travail.
Il faut faire attention à ces choses-là, ici comme là, autrefois comme maintenant : on est tous attirés par ce qui brille, on veut tous avoir sa part. Il faudra bien comprendre ça un jour pour éviter bien des problèmes…
Mais bon, revenons à nos Parisiens qui n'ont rien. Savent-ils qu'à Versailles, « il existe quatre horlogers de la chambre du roi, l'un d'eux a pour unique mission, chaque matin, de remonter sa montre. On dirait une farce, une rabelaiserie, absurdité d'auteur, un racontar. Mais il y a plus drôle, il y a pire. Il y a un capitaine des mulets à Versailles, quand il n'y a plus de mulets » ? On en rirait presque si l'heure n'était pas si grave et les ventres si creux.
Alors, la colère monte, la vraie colère, qui étouffe, qui fait hurler, qui donne presque envie de tuer.
On s'arme comme on peut : arquebuses, hallebardes, sabres chinois, tringles à rideaux piqués dans le Garde-Meuble de la Couronne, « boucliers de Dardanus et flambeau de Zoroastre » trouvés dans les théâtres. On fait flèche de tout bois. « Les fausses épées devinrent de vrais bâtons. La réalité dépouilla la fiction. Tout devint vrai. » Et Paris se lança…
Le narrateur le regrette : son texte ne permettra jamais d'atteindre la réalité. La vérité est impossible. Il tentera une approche, c'est tout. Personne d'entre nous n'était là. Ce jour-là.
Désolation : « Ah ! nous ne pourrons jamais savoir, nous ne saurons jamais quelle flambée parcourut les coeurs, quelle joie ; nous pourrons peut-être brûler du même feu, mais pas le même jour, pas la même heure, nous pourrons bien interroger minutieusement les mémoires, parcourir tous les témoignages, lire les récits, les journaux, éplucher les procès-verbaux, on ne trouvera rien. La véritable pierre de Rosette, celle qui permettrait d'être partout chez soi dans le temps, nous ne l'avons jamais trouvée. La vérité passe à travers nos mots, comme le signe de nos secrets. » Et pourtant, « il faut écrire ce qu'on ignore. Au fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous avons sont empesés ou lacunaires. C'est depuis la foule sans nom qu'il faut envisager les choses. Et l'on doit raconter ce qui n'est pas écrit. Il faut le supputer du nombre, de ce qu'on sait de la taverne et du trimard, des fonds de poche et du patois des choses, liards froissés croûtons de pain. »
N'ayons crainte, quand on aura pressuré l'Histoire, qu'elle sera à sec, qu'on l'aura vidée de son jus et qu'elle n'aura vraiment plus rien à nous dire, alors, la fiction prendra le relais, le flambeau à la main et éclairera les zones d'ombre. Pas d'inquiétude, elle a de l'imagination, la fiction ! On y verra clair !
Alors, pour s'approcher au plus près, il faut citer les noms de ceux qui ont fait l'Histoire, ceux dont on ne parle jamais, ceux dont il n'est jamais question dans les livres ou que l'on évoque sous un titre générique : le peuple. Il faut l'incarner, lui rendre sa chair, sa vie, ses moments de gloire. Il a des noms, des prénoms, des professions. Et l'auteur ne se lasse pas de les dire, ces noms, car les dire, c'est leur redonner la vie, c'est les mettre en mouvement, les placer sous les projecteurs. Ce sont eux les acteurs principaux. Ils entrent en scène, sur la scène de l'Histoire. Ils ne sont ni des figurants, ni des chiffres, ni des ombres : ils s'appellent « Aumassip, marchand de bestiaux… Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier… Bezou, dont on ne sait rien, Bizot, charpentier… » et la liste est longue, très longue. Ce n'est que le début ! « Alors continuons, ne nous arrêtons pas, nommons, nommons… »
« Les noms sont merveilleux. »
Et ils sont nommés, les uns après les autres, un par un, une par une, les hommes, les femmes, les fils, les filles, les gens de rien, les gens de peu. Celles et ceux qui l'ont faite, cette Révolution, qui l'ont prise, cette Bastille. Ils sont terriblement jeunes, morts jeunes, si beaux. Ils viennent de partout. Ils ont chaud, il fait chaud ce mardi-là. C'est juillet, il n'y a pas d'air. Ils transpirent et sentent mauvais. Ils pleurent parfois, ils ont peur. Ils avancent, courent, tombent, grouillent, armés de tout et de n'importe quoi, portés par leur certitude qu'ils traduisent ainsi : « nous nous valons tous…il n'est pas juste que certains boulonnent toute leur vie tandis que d'autres se font servir. »
Ils sont vivants !
Ils pissent, crachent et crient. Ils insultent les forces de l'ordre : « culs-crottés, savates de tripières, pots d'urine, bouches-à-becs, louffes-à-merde, boutanches-à-merde, et toutes les choses-à-merde, et toutes les couleurs-à-merde, merde rouges, merdes bleues, merdes jaunilles. » Il y a du Rabelais et du Hugo chez Vuillard. Un bain de mots qui mousse et qui déborde. La foule devient poète, le peuple se fait génie !
Et on sent qu'il les aime, ces gens dont il parle, ce Vuillard, qu'il a du mal à les quitter, ces anonymes qui ont eu l'espace d'un instant leur petit moment de gloire, leur micro-épopée avant de mourir ou de retomber dans l'oubli et le néant : « Gardons-les encore contre nous un instant, ces huit à dix autres, par la grâce d'un pronom personnel, comme de tout petits camarades ».
Un texte magistral qui nous entraîne auprès de ceux qui ont fait l'Histoire dans une écriture bouillonnante et puissante où les mots ont l'épaisseur des corps qui ont péri et qu'on le veuille ou non, ils nous parlent, ces Lelièvre et ces Leloup, ces Tronchon et ces Valin, comme s'ils avaient encore quelque chose à nous dire.
On ne sait jamais, au cas où l'Histoire se répéterait… Tendons l'oreille…

Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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J'ai passé la journée du 14 juillet 1789 à Paris, dans une foule en colère, dans l'odeur de poudre, de sueur et de sang. J'ai vu des hommes venus des quatre coins de France parcourir les rues et s'entasser devant la Bastille. J'ai entendu les coups de canons et le claquement des mousquets, j'ai vu le sang couler sous les baïonnettes. J'ai frissonné à entendre les cris de la foule, les pleurs des veuves et des enfants malgré le soleil de plomb.

Eric Vuillard est un formidable conteur. A travers 200 pages d'une densité rare, il a transformé cette journée historique en véritable épopée. Prenant le parti de raconter plutôt que de décrire, de faire ressentir plutôt que d'expliquer, de marteler le papier par les mots plutôt que de montrer, l'auteur immerge le lecteur dans la foule dès les premières phrases.
Parce que c'est bien de la foule dont il s'agit. Des milliers de personnages, des milliers de héros, des centaines de noms couchés sur le papier, des centaines de métiers pour les distinguer. Pas un ne sort du lot, ils sont forts parce qu'ils sont ensemble, ils sont courageux parce qu'ils sont unis, ils ont pris la Bastille car ils étaient le peuple.

Eric Vuillard qui est sans doute très bon à raconter des histoires au coin du feu a pris le point de vue des petits, des artisans, des pauvres, des chômeurs, des sans-grade pour nous faire vivre cette folle journée de l'intérieur. Et il y a comme de la poésie dans son récit, un style fluide mais implacable, qui vous prend à la première page et ne vous lâche pas avant de pouvoir enfin reprendre votre souffle sous les fenêtres d'une Bastille ouverte à tous vents.
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