Ce recueil de quatre nouvelles écrites entre 1953 et 1964 montre toute l'étendue du talent d'
Akira Yoshimura, décidément un des plus grands écrivains japonais, décédé en 2006.
Le récit
l'arc-en-ciel blanc (1953) est poignant. Il raconte l'histoire d'Ayako et Toshisuke, fraîchement mariés. La jeune femme n'est pas bien dans sa peau, elle se refuse sexuellement à son mari, qui bientôt se rend compte qu'elle est enceinte… Elle se réfugie dans l'achat de deux poissons cyprins (ironie du sort, la femelle sera également fécondée). Elle lui avoue la cause de la situation et de son mal-être : elle a été violée peu avant le mariage par un homme étranger, qu'on devine être un soldat américain, en ces années d'occupation d'après-guerre. le bébé naîtra, le couple en sera totalement perturbé…Autour de Toshisuke, le drame et la folie sont là, et près de s'empirer. Ses sentiments sont ambivalents, entre colère, désespoir, inquiétude, cauchemar, instinct paternel, compassion, amour, son couple est confronté au tragique. le titre s'explique dans les ultimes lignes, et c'est magnifique.
Un été en vêtements de deuil (1958) voit un enfant, Kiyoshi, orphelin, vivre dans la très grande maison familiale de sa grand-mère (pas acquise très moralement par son défunt mari). La vieille est alitée toute la journée, soi-disant malade. Kiyoshi se passionne pour les poussins du poulailler, en cachette de l'oeil sévère de la domestique, car il est hors de question de mettre en péril la production d'oeufs frais que la vieille gobe chaque jour. Il joue aussi quotidiennement à l'ombre des arbres du jardin avec sa petite voisine Tokiko qui lui demande incessamment quand sa grand-mère va mourir. Tokiko est la fille d'une famille qui s'est installée d'autorité sur la propriété de la vieille, la mère étant sa nièce. Ils aimeraient bien hériter...Mais certains disent que la vieille n'est pas malade, elle n'aurait juste pas envie de se lever…Une nuit, Kiyoshi découvre que sa grand-mère se rend par une trappe dans une pièce secrète située en sous-sol…Il y reconnaît, disposés comme s'il vivait toujours, des vêtements de son père…Sa grand-mère veut-elle ainsi garder vivant le souvenir de son fils qu'elle chérissait plus que de raison, alors qu'elle n'éprouve pas d'amour pour son petit-fils, ou attend-elle que la mort vienne la chercher ? Une nouvelle sur les secrets de famille, avec des enfants qui comprennent vite, et prennent, déjà, conscience de l'intérêt qu'ils peuvent tirer de l'argent en ces temps de pauvreté suivant la guerre.
Etoiles et funérailles (1960) met encore en scène des adolescents. D'abord Jirô, qu'on dit léger déficient mental, se passionne pour les obsèques. Il faut qu'il s'y rende systématiquement…C'est qu'enfant, il a perdu son père et le souvenir de la cérémonie d'adieu, avec ces effusions familiales chaleureuses et ces couleurs chatoyantes est jusqu'alors le meilleur de sa vie. Si les villageois le voient d'abord comme un perturbateur, sa pertinence à signaler les ratés du cérémonial et à proposer des améliorations intelligentes et pragmatiques vont bientôt en faire un acteur irremplaçable dans les processions. Il est chargé de recueillir les dons. Mais il aime aussi regarder les étoiles…Un jour, il croise une fille malingre, Tokiko, qui porte un bébé sur son dos. Il l'instruit à la lecture de l'heure par la position des étoiles. Mais surtout, il n'aura de cesse quand il la recroise d'aider cette souillon en lui donnant une part de la recette des dons des funérailles…Mais Tokiko traîne un trop lourd fardeau, et Jirô va directement interférer dans son destin, pour y accomplir, tel un illuminé, le sien propre. Une histoire à nouveau terrible, teintée de violence et d'absurde, où les personnages doivent lutter contre une lassitude de la vie et son injustice, dans une ambiance de dénuement et d'obligation de la débrouille prévalant dans cet immédiat après-guerre.
Le mur de briques (1964) narre la courte échappée de Kiyota et de sa petite soeur Hisae, le temps d'une nuit, avec le cheval qu'ils veulent sauver d'un laboratoire. Ces enfants dont le père avait été fauché par un accident ont longtemps vécu avec leur mère dans la misère, avant que celle-ci ne retrouve un mari qui leur a permis de manger à leur faim. Mais ce beau-père salvateur est aussi le patron de ce laboratoire d'expérimentations animales, et aux yeux de Kiyota le bourreau de ces pauvres bêtes, dont ce beau cheval bai à l'étoile blanche. Alors ils tentent cette aventure sans destination définie. L'auteur nous place surtout dans la tête d'Hisae, toute dévouée à son admiration pour son frère si déterminé, qu'elle a dans les anciens jours sinistres sauvé indirectement du suicide. Ils s'inquiètent, avancent, mais l'absurde va les rattraper quand ce cheval va décider pour eux de l'issue de ce mini-périple, et éprouver du même coup la profondeur de l'attachement que les deux enfants se portent et portent à leur foyer devenu nourricier. C'est encore un texte superbe, qui explore la relation entre ces enfants et sensible à la condition animale, avec comme d'habitude chez
Yoshimura de courtes descriptions sans pathos, cliniques. le titre a une signification à la fois réelle, avec l'enceinte des bâtiments du laboratoire, mais aussi sans doute métaphorique, pour signifier le dilemme qui se pose aux enfants, le « refuge » offert par leur beau-père étant aussi quelque part perçu comme un carcan.
Ce recueil m'a laissé une très forte impression. Alors même qu'il s'agit plutôt de nouvelles de jeunesse,
Yoshimura s'impose déjà comme un maître du récit court. Son style est parfaitement adapté à cette forme littéraire, car son optique est toujours de relater les évènements de manière factuelle, sans fioritures inutiles. Les descriptions des ambiances, des éléments de contexte sont très concises et précises, il ne s'étend jamais. Les éléments naturels, la pluie, la neige, le froid, la chaleur et le feu interviennent toujours, et s'expriment puissamment, comme des symboles inhérents au Japon, alors même que la nature est plutôt discrète. Et il existe bien à chaque fois ce qu'il est convenu d'appeler une chute, qui surprend, ou interroge le lecteur.
Les héros sont presque toujours des enfants ou des adolescents, englués dans la misère de l'immédiat après-guerre, ils tentent de survivre, n'ayant plus forcément leurs deux parents biologiques, sont parfois moqués des autres. Malgré leur jeune âge, ils ont déjà souffert, ont déjà une dure expérience de la vie. Ils s'interrogent, sur le secret de leur passé, les motivations et sentiments des adultes. Dans la débrouille, ils sont souvent las, l'avenir se résume au lendemain matin, après des nuits précaires où le sommeil et le rêve sont comme des échappatoires à l'impitoyable réalité qui les poursuit, qui n'est autre que la mort au bout du chemin. Les sentiments sont pudiques, l'amour reste enfoui dans les têtes et les coeurs. Leurs attaches sont précaires, la rue est leur espace de liberté, mais on ne sait pas trop s'ils rêvent vraiment d'un avenir. le style de
Yoshimura est réaliste, incisif, dur, il ne laisse pas la place aux épanchements. Les personnages sont étouffés dans l'expression de leurs sentiments, ils ont eux-mêmes manqué d'amour, subi des violences, ils ne savent pas comment faire. Il faut aimer cette sécheresse de style. Elle a le mérite de ne jamais laisser la place au pathos, la maîtrise l'emporte à tout instant, alors même que les dénouements sont assez, voire très sombres. du coup l'émotion reste latente, le lecteur la décompense lui-même ou non, selon sa propre personnalité.
Ce superbe recueil a semble-t-il été constitué en 2012, après la mort de
Yoshimura, par Setsuko Tsumura. Elle n'est autre que son épouse, et soit dit en passant lauréate du prix
Akutagawa en 1965. Elle n'a malheureusement jamais été éditée en France. Toujours en vie, elle a 95 ans en 2023. On peut lui tirer notre chapeau pour son choix éditorial, vu la remarquable cohérence, l'unité de ton et de thématiques du recueil. Au terme de ces pages, je n'ai regretté qu'une seule chose : qu'il n'y ait pas quelques récits supplémentaires !
Il faut remercier aussi Actes sud, éditeur exclusif d'
Akira Yoshimura en France. En espérant que d'autres publications viendront encore étoffer son catalogue, car cet immense écrivain a été particulièrement prolifique et seule une petite partie de son oeuvre a été traduite en français. C'est un problème qu'on rencontre malheureusement trop souvent avec la littérature japonaise, trop peu traduite chez nous et avec un décalage exaspérant quand il s'agit d'auteurs contemporains (sauf évidemment s'il ou elle écrit sur des sujets légers comme la bouffe ou les chats, désolé, on n'a pas fini de me voir récriminer sur ce sujet). Les lecteurs en langue anglaise sont généralement un peu mieux servis.