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3,82

sur 742 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Vous avez une passion quelconque ? Vous êtes amoureux de quelqu'un ? Vous ambitionnez de débuter une collection de timbres ? Vous éprouvez de la colère contre votre voisin qui vous espionne à la fenêtre ? Vous trouvez que c'est sympa d'avoir un point de vue subversif ? Thanatos vous invite à boire un verre pour vous détendre ?

Ici, c'est interdit.

Nous autres, ce sont les individus -désignés par une lettre et un chiffre- qui constituent les agents d'une société totalitaire futuriste. A sa tête, le Grand Bienfaiteur qui ne veut que votre bonheur. Ses belles intentions sont si infinies que la consommation d'alcool ou de tabac est proscrite -sous peine d'exécution-.
A l'instar du communisme d'autrefois, la propriété et la pensée individuelle ont disparu au profit du "bien commun". Afin de maximiser l'essor de la société, les emplois du temps de chacun sont réglés à la minute près et les enfants appartiennent au gouvernement... Bien sûr, ces restrictions de liberté ne dérangent manifestement personne -sous peine d'exécution-.

D'ailleurs, un mur borde la cité... mais ça n'est certainement par pour éviter que quiconque s'enfuisse, chaque citoyen étant plus que ravi d'appartenir et de servir un système qui pense à sa place -sous peine d'exécution-.

Cette machine bien huilée aurait pu continuer d'asseoir sa prospérité si notre narrateur n'avait pas découvert que la transgression était possible.
Au travers des sentiments d'amour et d'empathie qu'il développera au fil du récit, il se rendra compte qu'être "égoïste" est parfois délicieux.
De fil en aiguille, le sentimentalisme l'amènera à percevoir le monde qui l'entoure d'une façon plus colorée et poétique. Il fera la découverte de la beauté du monde et de la nature, en dehors des finalités purement concrètes qu'incombent l'existence et que prône le Bienfaiteur.

Il éprouvera d'abord un repentir sincère, déplorant sa pathologie: avoir développé une âme. Bien rapidement, il se rendra compte que le libre arbitre et les émotions lui sont plus précieux que le conformisme sot et facile. Il refusera alors d'être soigné, transformant alors sa pathologie en crime contre l'humanité : avoir une âme menace l'équilibre de cette société parfaite.

Il rencontrera aussi une autre civilisation : celle des hommes à l'état de nature. Proche de l'idéal Rousseauiste : ces individus n'obéissent à aucune loi et jouissent de la vie avec sérénité et simplicité.

J'ai adoré cette lecture, l'un des premiers portraits de dystopie sociétale. Malgré les quelques 200 pages, l'auteur parvient rendre le protagoniste attachant et l'univers nous semble crédible (car étoffé de petits détails).
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C'est une dystopie, écrite comme un long poème, que nous offre Evgueni Zamiatine. Lénine avait pour projet de tayloriser au maximum le travail des ouvriers, ceux-ci venant en grande partie du monde agricole. Cela rappelle le film de Charlie Chaplin "Les temps modernes". Dans ce roman, le taylorisme est poussé dans ses extrèmes, puisqu'il régente la vie des êtres humains jusque dans leurs ébats sexuels, jusque dans la mastication des aliments créés à partir du pétrole. Ces hommes et ces femmes n'ont pas de nom mais sont fichés par numéro. L'individualisme est aboli au profit du NOUS. L'imagination, le rêve sont des maladies qu'il faut enrayer. Les êtres humains sont voués au travail et doivent obéissance absolue à la société gérée par le bienfaiteur et son armée de gardiens. L'amour qui est inhérent à la race humaine n'existe pas ou tout du moins pas en apparence. Les machines n'ont pas de sentiment et l'homme parfait doit réagir comme une machine. C'est un pur lavage de cerveau. Les êtres humains sont faillibles. Que ce soit au début du 20ème siècle ou actuellement.
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Défi ABC 2023 2024 : Lettre Z.

Nous (ou Nous autres, selon la traduction) est un roman d'anticipation qui inspira 1984 et le Meilleur des mondes (j'avais lu les deux il y a longtemps). Une oeuvre d'art, un magnifique texte. le propos est celui d'une dystopie classique : un Etat unitaire, où le Nous écrase le Je, où les activités sont toutes régulées, y compris le sexe (comme dans le Meilleur des Mondes), et dirigé par un Bienfaiteur élu par une élection truquée. Et les gens sont des Numéros, le protagoniste s'appelle D-503. Zamiatine, ingénieur et bolchevik, anticipe en 1920 les dérives totalitaires de la Russie.

Pour ma part, c'est aussi le style et les très nombreuses métaphores qui ont retenu mon attention. Certaines métaphores sont mécaniques (ex. parler avant de réfléchir = l'étincelle qui explose trop tôt dans le moteur), d'autres sont mathématiques. Cela donne un style poétique, étrange, fantaisiste et coloré.

Le narrateur développe une âme et apparaît alors la question de l'ineffable, puisqu'il est tant propagandé à l' "esprit" de l'Etat Unitaire qu'il parvient à peine à expliquer ce qui lui arrive. Alors il justifie tout rationnellement, mathématiquement, mais son "âme" persiste comme une tumeur.

J'ai beaucoup apprécié ce roman. Je m'attendais à ce qu'on "voie" un peu plus la façon dont les gens vivent, cela manque un peu. Mais en tout cas, j'ai trouvé que ce texte était d'une grande poésie. Je l'ai préféré à 1984 pour cette raison.

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Tic-tac. Tic-tac.
Quel monde parfait, quelle société parfaite, quelle vie parfaite entre ces murs de verre, rythmée par la parfaite Table des temps, abritée par le Mur vert du "monde déraisonnable et informe des arbres, des oiseaux, des animaux..."
Tic-tac. Tiiiiiic… tac.
Le petit grain de sable apparaît sous la forme d'une femme différente, envoûtante.
Tic-tic-tic… Taaac.
Elle entraîne le narrateur dans des lieux insolites, dans des actions insolites. Il tombe amoureux, il perd le contrôle.
"– Ça va mal. Il s'est formé une âme en vous."
Tac-tac-tac-TAAAAC !
Elle est la rébellion.
Elle est l'opposée des femmes pneumatiques d'Huxley, elle est la Julia d'Orwell. Ou plutôt, elle est sa mère, puisque Zamiatine a écrit ce fascinant roman en 1920.
Quelle prémonition des sociétés totalitaires !
Et en même temps, c'est une oeuvre qui n'est pas un pamphlet, qui n'est pas "juste de la S-F" ou "juste une dystopie".
C'est de la littérature. C'est de la poésie.
La manière dont le narrateur évoque les formes, les couleurs, pour refléter ses émotions d'abord absentes, puis envahissantes !
La façon dont est décrite la dérive de son esprit rationnel, mathématique, qui peu à peu se distord et se fracasse !
Zamiatine a écrit un chef-d'oeuvre.
Et bien entendu il a dû fuir le régime stalinien, et bien sûr il est mort en exil.
Mais il a laissé ce monument.

Traduction de B. Cauvet-Duhamel.
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« Il y a plusieurs jours que je n'ai rien écrit. Combien, je ne sais pas : tous les jours n'en font qu'un. Tous – de la même couleur – jaune -, comme du sable séché, surchauffé, et pas une parcelle d'ombre, pas une goutte d'eau, le sable jaune à l‘infini ».

Pourquoi ? Parce que je viens de m'apercevoir qu'il y a 120 critiques de ce livre… Et des dizaines de milliers de commentaires… Que pourrais-je ajouter qui n'ait déjà été écrit ?
Nous, c'est N, j'entends haine, alors que j'attendais l'union, l'entente, l'amour.
Nous, c'est N, comme le Néant, parmi Nous je ne suis qu'un Numéro.
Moi, F-101, F mon initiale, le Fulmar de service, 101 la première de la deuxième centaine, c'est critique, me voilà reparti pour un tour, avec un palindrome comme numéro, qui s'écrit aussi IOI.
Un O entre deux I, c'est l'heure des voyelles. Arthur, je sature, je les avais toutes trouvées, oiseau, jalousie, Jourdaine, dans « La motte rouge », mais là je ne vois que le I et le O.
« I pourpre, sang craché, rire des lèvres belles,
O l'Oméga, rayon violet de ses yeux ».

Le narrateur, D-503, Constructeur de l'Intégrale, mathématicien de l'État Unitaire, est subjugué par ces deux femmes, la I et la O.

« Suave poussière qui dessèche les lèvres – on ne cesse d'y passer la langue – et sans doute toutes les femmes que l'on croise ont les lèvres sucrées ».

« Parce qu'aucun d'entre nous n'est « un », mais « un parmi ». Nous sommes si semblables... »

Et pourtant…

« A ma droite, elle est là, fine, dure, flexible et ferme comme une cravache, I-330 ; à ma gauche – O-90, si différente, toute en courbes, avec sa fossette enfantine au poignet ; et, tout au bout, un Numéro masculin que je ne connais pas, avec une double courbure, une sorte de S étiré. Nous sommes tous différents ».

I, celle de l'Intégrale, O, celle de l'Opération, et moi, F, quelle est ma Fonction ? Est-ce moi qui dois étirer le S (signe de l'intégrale) en forme de serpent, s'il me mord je me soigne et je prends la Fuite ! Je panse, donc je fuis…
Un scientifique poète, la mathématique qui philosophe, philo, encore I et O…
Zamiatine, tu es sublime, tu écris des comptines, avec des comptes et des rimes. Ton conte, c'est un journal, avec des prises de notes, 40 exactement, la musique de tes mots, pour raisonner sur le monde, et disséquer le Bienfaiteur, qui veut raisonner le monde, et Instaurer le bonheur Infaillible, « aimer à en perdre la raison ».

« Qu'est-ce que le bonheur ? Tous les désirs sont douloureux et il ne peut y avoir de bonheur que lorsque ceux-ci sont supprimés jusqu'au dernier ».

L'Ordre Infini, dilemme entre O et I, celui qui guérit toutes les maladies, et suspend tout sentiment.

« Mais ce n'est pas de votre faute : vous êtes malades. Votre maladie, c'est l'IMAGINATION ».

Le Bienfaiteur contre tous ces Malfaisants, qui osent penser différemment. Suivez le I, comme dans gris, car toutes ces couleurs, c'est signe de malheur.

« Autrefois, je ne le savais pas - maintenant, je le sais, et vous le savez aussi : il y a des rires de différentes couleurs. Ce n'est que l'écho lointain d'une explosion qui a eu lieu en vous : ce peut être - des fusées festives, rouges, bleues, dorées ; ou bien - les lambeaux d'un corps humain qui explose... »

Un feu d'artifices, car Nous avons besoin d'artifices, pour croire encore à la raison, pour Nous donner bonne conscience, faire péter le silence, qui dérange, et monter les couleurs, dans le ciel, pour en prendre plein les yeux, juste un court instant, car le bouquet final va faner, on le sait, c'est Inéluctable…
Oh ! C'est beau ! Mais ce bruit, cette fumée, tout ça Nous rappelle… Ukraine, c'est la haine, Gaza, les gravats…

Evgueni, tu as mis des couleurs sur toutes les pages, car Nous avons besoin de bonheur, même si Nous avons soif d'Idéal, Nous revendiquons l'Original, avec un O, Oméga, qui règne sur L Univers, Unique, Ultime, comment ça, sommes-nous Uniques ? Semblables et différents à la fois, mais il y a L'autre, l'ailleurs, qu'il faut convertir, pouvons-nous penser qu'Ils puissent être différents ailleurs ? L'Idéal ne serait donc pas Unique, ne serions-nous pas confrontés à une Illusion ?
Toutes les maisons et les rues se sont habillées de couleurs, pour un temps, pour faire la trêve, parce qu'on rêve, d'un monde meilleur, pour terminer l'année, en beauté.
Petite digression locale, mes voisins m'ont demandé de faire le Père Noël samedi soir. Parce que leur petite fille a des doutes sur le personnage de l'an dernier, qui lui rappelait… Alors, voilà, j'ai accepté, de me déguiser, en rouge et blanc, pour faire semblant, juste passer dehors avant la nuit tombée, une petite minute, une Ombre Incertaine, toujours O et I réunis, parce que ça provoquera de l'étonnement et des rires dans la maison, comme si le rêve était réel, juste une… Illusion !

« Les enfants sont les seuls philosophes qui soient hardis. Et les philosophes hardis sont nécessairement des enfants. Il faut être comme des enfants, il faut toujours demander : " Et après, quoi ? " »

Innocent, à défaut d'être Original, et se rassembler, pour se ressembler, l'espace d'un instant, à la fête de l'Una, t'as le look coco, mais non, l'Una pas l'Huma, la fête de l'Unanimité, pour faire comme si Nous étions tous d'accord.

C'était en 1920 cette histoire, au lendemain de la révolution russe, mais la fièvre révolutionnaire est vite retombée. Que va-t-on trouver à manger au marché de Padipado ? Pas d'utopie, pas de prophétie, mais il y aura peut-être de l'audace et du rêve…

« — Cite-moi le DERNIER chiffre.
— Quoi ? Je ne comprends pas, quel dernier chiffre ?
— Eh bien, celui du dessus, le plus grand !
— Mais, I, c'est absurde. le nombre de chiffres est infini, il ne peut y en avoir un dernier.
— Alors pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n'y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c'est pour les enfants : l'infini les effraie et il faut qu'ils dorment tranquillement la nuit… »

En pensant à leurs futurs cadeaux, tout droit sortis de l'IA, l'Ineffable Algorithme. Quelle époque épique ! Oh ! Hi !
Joyeuses fêtes à tout le monde.
Les derniers mots pour Victor Hugo.

« A qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? Qui nous mène ?
Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?
O vivants, serions-nous l'objet d'une dispute ?
L'un veut-il notre gloire, et l'autre notre chute ? (...)
Nous sommes les proscrits ; nous habitons l'abîme ;
Nous assistons dans l'ombre au vil bonheur d'un crime ».











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Extraordinaire roman de science-fiction qui inspirera Huxley et Orwell racontant le passage d'un « nous » indifférencié et dirigé au nom du « Bien » par les petits hommes gris à un « je » incertain mais émerveillé.
Une écriture active et déchirée aux phrases fracassées ; des modernes diraient « une écriture moderniste disruptive » qui dévoile un sujet brûlant d'actualité de la relation entre l'individu et le groupe, du combat pour la liberté entre l'individu et l'autorité.
Un combat à mener quel qu'en soit l'issue.

Lien : https://www.quidhodieagisti...
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Comment ai-je pu oublier ce formidable roman ? Comment ai-je pu oublier D–503, mon frère, dont l'évolution, les souffrances et les oscillations me serrent le coeur. D-503 est mathématicien et ingénieur. Il vit dans une société totalitaire où tout a été rationalisé. Chaque être humain n'est qu'un boulon dans une magnifique mécanique qui tourne impeccablement assurant la satisfaction des besoins de chacun. D-503 est plutôt bien loti. Ses compétences techniques sont reconnues et lui valent de se retrouver constructeur de l'intégrale, un vaisseau spatial qui colonisera les mondes alentour. Il est fort satisfait de son sort et de la société dans laquelle il vit. Il perçoit sa perfection cristalline. seule ombre au tableau, traumatisme de l'enfance : il ne supporte pas la racine de -1. Étrange pour un mathématicien, mais la racine de -1, c'est i, la porte vers les nombres imaginaires. C'est justement une I, I-330, femme fatale et rebelle qui dérègle toute sa vie, lui apprend les sentiments, l'éveil. D-503 se croit malade. Il oscille entre sa loyauté pour le régime et cet éveil. Cette oscillation, prise de conscience progressive, dégagement, douloureux, est humaine, si humaine. Zamiatine nous montre l'aveuglement de bonne foi, comme celui qui s'installe dans la société russe des années 20. Mais lui fait partie des voyants qui s'arrachent, au prix de leur bonheur même. Il plaçait la littérature au-dessus de tout. La littérature ne peut exister sans imagination, sans liberté. La dystopie de Zamiatine visait l'État soviétique en train de se construire. Dans le Mage du Kremlin, Baranov, grand connaisseur, de cet écrivain, laisse entendre que l'é'Etat Unique pourrait tout aussi bien préfigurer notre civilisation occidentale et son idéal de rationalisation comptable. il faut la voir de bien loin, négliger les courants qui la parcourent et tout ce qui s'y écrit.
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Camarades, vous qui avez la littérature chevillée au corps, une mention bien au Bac philo, un 4/20 en maths (bon là, l'entonnoir s'est rétréci à moi-même), vous ne me croirez sans doute pas si je vous dis que ces deux matières peuvent se fondre et reposer l'une sur l'autre. Si je vous dis que l'on peut éduquer un esprit, de manière à adjoindre toute réflexion à un chemin, et à une issue mathématique. Voilà pourtant le mode de réflexion de D-305, cet homme du futur, ou du monde parallèle que nous expose Zamiatine dans Nous.
Petit exemple, pour vous donner une idée, lorsqu'il s'interroge sur la notion de limites:
.
"Je n'ai pas peur de ce mot – « limitation » : le travail de ce qu'il y a de plus haut en l'homme –sa raison – consiste en une limitation continuelle de l'infini, en une pulvérisation de l‘infini en portions commodes à digérer – les différentielles. C'est en cela que réside la beauté divine de mon élément – la mathématique."p75
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Cette mathématisation de la pensée du personnage est incroyablement aboutie et cohérente, sidérante. Je n'avais pas depuis longtemps eu affaire à un personnage aussi crédible, tout en étant si juste dans un rapport au monde si éloigné du mien. Rien que pour cela je me suis rapidement dit que je lisais un chef d'oeuvre des lectures de l'imaginaire.
Fascinant endoctrinement, manipulation de masse, capable de formater même la pensée, au delà des mentalités. le peuple de Nous est un monstre aux milliers de coeurs, persuadé d'être à son apogée, telle les branches de la glycine que l'on a entortillé autour d'un grillage, en la convainquant qu'ainsi elle atteindra le ciel : La grimpante finit par s'entortiller d'elle même à son support.
Vous vous dites : quelle pensée rigoureuse, quelle lecture austère!! C'est le préjugé que j'avais aussi, sur le livre dans l'ensemble. J'avais remonté mes manches , pris 10 cafés, calé 5 coussins, pour affronter La Dystopie Russe de 1920, Précurseure du livre phare d'Orwell. Et, dès les premières "notes" de ce cher D-503, j'ai ris!
D'abord car le personnage nous fait visiter son monde où "la faim et l'amour" ont été vaincus, avec la fierté et la fraîcheur d'un enfant qui serait fier de montrer sa chambre. Il se montre sarcastique à l'extrême en le mettant en opposition au monde des "anciens", il y a 1000ans, avant la Guerre de Deux Cents ans qui permit à "l'Etat Unitaire" de s'imposer, et de construire cette cité de verre où il vit, séparé d'un monde barbare et inconnu par une Muraille Verte.
Son dégoût pour tout ce qui est de l'ordre des barbares, des anciens de temps révolus, sales, désordonnés, désorientés, perdus...est aussi compréhensible que risible. Il s'apitoie souvent sur ses mains poilues, symbole d'un monde bestial, inférieur, vaincu. "Je ne supporte pas que l'on regarde mes mains : toutes couvertes de poils, velues - un atavisme inepte. "p22.
.
D-305 tient son journal, sorte d'offrande, de "poème mathématique", à la gloire de l'Etat Unitaire. Mais sa belle assurance, ses certitudes vont se fissurer au contact du feu du désir pour I-330, la femme qui le fait sortir du rang. Un X, un cil dans l'oeil, une racine de -1, un nombre irrationnel, troublant, puis dérangeant puis d'une obscène obsession, haï et adoré. le "moi hirsute" de D-503 émerge, ses pensées s'harmonisent aux miennes, je ris moins, mais je suis ferrée, comme il l'est par I. Je vibre de leur rencontre, et des talents de conteur de Zamiatine, qui maîtrise l'art des rebondissements romanesques, même si le but ultime n'est pas seulement de divertir, on le sent, on le craint tout comme on l'attend. "Et - comme des enfants - vous n'avalerez toute l'amertume que je vous destine que quand je l'aurai soigneusement enrobée d'un épais sirop romanesque..."p110
.
Cette lecture m'a passionnée en partie du fait de la surprise d'y trouver de l'humour, de la passion, du romanesque et de l'intemporalité : je fais ici allusion aux personnages et à la plume. Des personnages cohérents et crédibles, tout comme l'est D. Les personnages féminins, de I, de O, bien que moins fouillés, puisque l'auteur du journal c'est D, et qu'il est donc normal qu'il se focalise sur lui-même, et sur l'état si inconfortable et douloureux dans lequel le laisse I. Je n'ai absolument pas eu la sensation d'avoir affaire à des stéréotypes féminins et masculins, comme l'on pouvait s'y attendre d'un auteur du début du siècle dernier.
Une modernité, une intemporalité, qui se retrouve dans la narration. Bien sûr, il n'est pas aisé de se glisser dans l'intimité d'un esprit si différent de son lecteur que l'est D-503, surtout au début du livre aux raisonnements si dissonants de ce que l'on connaît. Je relis souvent le début de mes romans pour bien m'en imprégner, ici je n'ai pas relu que le début, mais des extraits entiers pour en saisir le sens. La lecture en diagonale est impossible avec ce livre, parfois un mot change tout le sens auquel on s'attendait. le sens général d'un paragraphe peut-être chamboulé. C'est très stimulant d'être ainsi sans arrêt surpris. D-503 change soudainement de sujet, laisse fréquemment des suspensions... Retranscrit des dialogues saccadés, de tirets, de non-dits. Cette narration, ces constructions éclatées, rendent le texte très vivant.
.
A la lecture de plusieurs citations postées notamment par Nastasia-B qui a lu une version traduite antérieurement ("Nous autres", Gallimard, 1979, par Benjamin Cauvet-Duhamel) à celle que j'ai lue ( "Nous" Actes Sud, 2017, par Hélène Henry) j'ai pris conscience de différences parlantes si on compare par exemple deux extraits pris au hasard:
Version de B. Cauvet-Duhamel "Nous autres, sur la terre, nous marchons en somme au-dessus d'une mer de feu pourpre et bouillonnante, cachée dans les entrailles de la terre ; nous n'y pensons jamais. Mais si la coquille qui est sous nos pieds devenait de verre, nous verrions ce feu.
Je me vitrifiai et je vis ce qui était en moi. J'étais double. Il y avait d'abord ce que j'étais auparavant, D-503, le numéro D-503, et puis, il y en avait un autre… Autrefois, ce dernier ne laissait voir ses pattes velues hors de sa coquille que de temps en temps, mais en ce moment il se montrait tout entier, sa coquille craquait…" (Note 10)
Version de H.Henry "En ce monde, nous marchons tous au-dessus d'une mer de feu pourpre et bouillonnante; dissimulée là-bas - dans le sein de la terre. Mais jamais nous n'y songeons. Et si cette mince coquille, là sous nos pieds, devenait vitreuse, si nous voyions ce qui...
Je me suis senti devenir de verre. Je vois - au dedans, au fond de moi.
Il y a deux moi. le premier - D-503, le Numéro D-503 - et un autre... Avant, celui-ci se contentait de laisser émerger ses pattes hirsutes hors de sa coquille,, et maintenant il en est sorti tout entier, la coquille s'est fendue, elle va voler en éclats...Et...Quoi alors ?"
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Autre petit extrait que j'ai beaucoup aimé et d'ailleurs déjà posté en citation, l'effet sidérant produit par la femme fatale, I:
Version de B.Cauvet-Duhamel "Toutes les femmes ne sont que lèvres, elles sont tout en lèvres. Certaines les ont roses, rondes et souples, cela leur fait un anneau, une défense douce contre le monde entier. Les siennes venaient d'être ouvertes d'un coup de couteau et le sang tiède coulait encore." (Note 13)
Version de H.Henry "Les femmes, toutes, sont des lèvres, seulement des lèvres. L'une les a roses, élastiques et rondes - un anneau, tendre barrière contre le monde. Et puis celles-ci : une seconde auparavant elles n'étaient pas là, et tout à coup - un couteau - et des gouttes de sang suave."

Point de suavité dans la version de B.C Duhamel? Je plaisante, le but n'est pas d'opposer les versions mais d'attirer l'attention sur leur importance quand à ce que l'on ressent à lire un texte. Hélène Henry explique dans sa préface de la version que j'ai lue, qu'il est fort probable que l'édition de 1979 se soit appuyée sur la version anglaise de Nous, parue en 1924, quand Hélène Henry, elle, appuyée sur la version russe datée de 1988 (Et oui, les russes ont pu lire ce livre daté de 1920 seulement en 1988!!). J'aurais donc tendance à penser qu'un écrit russe traduit en français est plus proche de la version originale que la version passée d'abord par une traduction anglaise. La langue de Hélène Henry (de Zamiatine? Comment en être sûre? Pauvre de moi qui n'ai que quelques bribes d'anglais et d'espagnol, mais pas de russe!),est d'un style moins poli littérairement, plus saccadée, urgente, désespérée, passionnelle. Voilà pourquoi je la trouve plus moderne et touchante, incroyablement moderne et touchante. Zamiatine. Visionnaire, sagacité hors normes. Quelle nostalgie en voyant arriver la fin du livre, savouré plus que dévoré. J'aurais voulu en savoir davantage sur cette cité de verre, qu'en est il de l'enfance des Numéros? de la maternité? Tout ce que l'on sait c'est qu'elle ne peut être clandestine, sinon passible de la Machine du Bienfaiteur, lors de Fêtes de la Justice. Et ces numéros, ils sont précédés d'une lettre, pourquoi? I évoque le tranchant, à contrario de la rondeur de O, est-ce un hasard, ou juste une façon de donner encore plus de réalité à des images incroyablement saisissantes, qui font la langue de Zamiatine? J'en voudrais encore et encore, de tels livres....
.
"La journée d'hier a été pour moi ce papier à travers lequel les chimistes filtrent leurs préparations : toutes les particules en suspension, tout le superflu reste sur le papier. le matin, quand je suis descendu, j'étais entièrement tamisé, une eau transparente."p60
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Nous Autres ( L'imaginaire Gallimard - Traduction : Benjamin Cauvet-Duhamel )

L'Autre grand dystopie du vingtième siècle, vous l'aurez déjà compris si le sujet vous intéresse ; je ne m'étendrai donc pas là-dessus, sur son dialogue avec « 1984 » d'Orwell, sauf à encore parler de traductions, le sujet s'imposant de lui-même, et les réponses à apporter diffèrent.

Avant cela, mentionnons simplement que c'est un immense chef-d'oeuvre, à la transparence de brise-glace, absolument indémodable ( à part la courte scène dans l'espace intersidéral, terra incognita au moment de sa rédaction… ).

Contrairement à « 1984 », ce texte a bien été traité et considéré par la bande à Gallimard ; preuve en est : une édition dans la mythique et bien fournie collection « L'Imaginaire », contre un simple poche Folio pour son illustre neveu anglais… en plus de tout les éléments mentionnés dans mon billet sur le livre d'Orwell… vous les retrouverez chez quelques critiques bien intentionnées, comme par exemple :
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/02/24/1984-orwell-traducteurs/
… achevant j'espère de vous convaincre qu'il faut (re)lire « 1984 » dans sa traduction de Célia Izoard

Pour « Nous Autres », je serais nettement plus circonspect ; ayant comparé les trois premiers chapitres avec cette nouvelle version, le résultat est assez troublant : chaque phrase est complètement différente d'une mouture à l'autre, sans que l'impression générale penche d'un côté ou de l'autre ; comme si la nouvelle traduction tentait scrupuleusement de se différencier, sans réellement y parvenir, tels deux jumeaux endurant leur crise d'adolescence ; on ne saurait facilement dire laquelle on préfère, enjoignant le futur lecteur à lire celle qu'il trouvera le plus facilement… tout en insistant sur le droit d'ainesse… cabotinage ringard supposant le faible intérêt, autre que commercial, à cette nouvelle version chez Actes Sud

Et pourtant, l'affaire était bien ficelée… faut dire, on a affaire à des experts…
Pour le cas Markowicz, mon opinion n'est pas complètement formée : Actes Sud lui a commandé de nouvelles traductions d'une large partie des classiques russes du 19ème, apparemment pas toujours justifiées selon certains slavologues, leur trouvant un côté parfois « forcé ».
De ce que je peux en juger, son nouveau « Le Maitre et Marguerite » (aux éditons Inculte) est superbe, alors que sa version d'Eugène Oniéguine — comparée à celle de Roger Legras pour L'Âge d'Homme ou de Nata Minor au Seuil — semble superflue.
Pour Dostoïevski, il semble que cela soit plus compliqué de trancher, même si ses oeuvres dîtes « mineures » ont largement bénéficié de ce nouveau coup de lumière.

Pour « Nous Autres », le titre devient « Nous », fidèle à l'original, soit !
Mais ce serait oublier qu'une traduction ne se juge pas à sa littéralité…
Cette expression, oxymorique bien qu'usuelle, se propose en deux mots de réfléchir sur l'altérité face au soi, l'individu transformé à l'intérieur du groupe… nous autres… plus j'y pense et plus ça me plait… cela colle en tout cas merveilleusement bien avec ce livre…

Contrairement à ce que le service de presse a dû relayer, mélange de communication(*) et d'imprécision sciemment organisées, la première traduction n'est pas issue de la version anglaise, mais bien directement du russe ; la préface de la nouvelle traductrice Hélène Henry se charge heureusement de préciser que la toute première adaptation en langue étrangère du texte (1924) n'aurait servi qu'à valider sa traduction française de 1929.
L'article de Télérama intitulé « Trois raisons de (re)lire… “Nous”, de Zamiatine » prétend pourtant le contraire :
« pour la première fois, le texte, dont l'aventure éditoriale fut pour le moins troublée, est traduit à partir de sa version originale russe, et non à partir de sa traduction anglaise. On oublie trop que beaucoup d'écrivains étrangers nous sont encore connus à travers un double filtre, (…etc… blablabla…. achète) »
On prendra donc un malin plaisir à tirer sur l'ambulance, vu que les deux autres raisons avancées ne justifient en rien l'achat de cette nouveauté…

Pour en être complètement sûr, il me faudrait lire en entier ce « Nous », qu'une copie d'un service de com' (*) me passe entre les mains…
Et puis, les couvertures de livres de science-fiction, quand elles se contentent d'être abstraites, sont nettement plus jolies et évocatrices : ici le « Nous Autres » devenant Muraille Verte simplement par un jeu de lettrage, plutôt qu'une illustration qui toujours vieillira mal… : il n'y a qu'à se souvenir des fameuses dorées et argentées de la collection « Ailleurs & Demain » chez Robert Laffont, qui dans les années nonante se sont muées en ignobles posters, dignes de chambres d'ado mal-aérées.


(*) communication : savante construction de malhonnêteté tarifée ou « La Parole du Bienfaiteur »
...
P.S : En y repensant ce matin, je me disais que cette nouvelle version permettait au moins de mettre en lumière un texte injustement méconnu, démontrant bien le problème de notre système, obligé d'avoir quelque chose à vendre pour que la machine COMM se mette en route...
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Bien sûr j'ai lu "1984" de Georges Orwell (1949) et "Le Meilleur des Mondes" de Aldous Huxley (1931). mais je n'avais jamais lu "Nous" de Evgueni Zamiatine (1920), le précurseur de ces deux écrivains !
Je viens de réparer cet affreux oubli avec le poche de Babel (2021), traduit du russe ici par Hélène Henry qui signe un avant propos historique fort utile; et à la fin deux annexes, deux écrits de Zamiatine lui-même : une préface de "Nous" (dec. 1922), et sa lettre à la "Literatournaia Gazeta" (oct. 1929) ; tout ceci pour nous remettre en tête son roman dans l'histoire soviétique du moment.
"Nous" a été traduit en français en 1929.
Le monde décrit par Zamiatine est totalitaire, déshumanisé, étouffant, oppressif, dirigiste à l'extrême. Les individus asservis au "Bienfaiteur" sont des numéros qui vivent dans des habitations de verre, et où les relations sexuelles (de sexes opposés) sont autorisées, mais comptées en nombre et en temps !
Le héros est D-503. Il est mathématicien et concepteur de "l'Intégrale" , un vaisseau spatial fabriqué pour soumettre d'autres mondes. Les femmes qu'il va côtoyer ( O-90, I- 330) vont lui faire perdre sa pauvre tête très bien ordonnée.
Zamiatine nous décrit l'évolution de D-503 au plus près de son personnage, et c'est magnifiquement orchestré, car on assiste petit à petit à tout ce qui le fait basculer, hésiter, re-basculer, et finalement....
C'est remarquablement écrit, passionnant, poétique, effrayant, parfois drôle, souvent dramatique, un thriller dystopique !
Deux extraits inoubliables :
" Elle aurait mieux fait de se taire - c'était totalement incongru. Cette petite O... Comment dire... La vitesse de sa langue est mal réglé, le flux de la parole à la seconde doit toujours être un peu plus lent que celui de la pensée, et surtout pas le contraire."
" Cette femme avait produit sur moi un effet aussi désagréable qu'un nombre irrationnel qui se serait glissé dans une équation."
"Nous" est une oeuvre ébouriffante, moderne, et d'actualité.
"Nous" et "1984" : on espère que la société n'en arrivera pas jusque là, mais malheureusement il y a en 2022 des signes annonciateurs de beaucoup plus de contrôle, et de moins en moins de liberté...
Laissons Zamiatine conclure :
"Un sage allemand a dit "Un philosophe ne doit pas forcément être un idiot". Un lecteur non plus. J'ai écrit pour ceux qui ne savent pas seulement marcher, défiler au pas cadencé - mais qui ont des ailes pour voler."
Il faut avoir lu "Nous", même encore en 2022.





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