Ce livre est d'abord pour moi la rencontre avec une maison d'édition, les Éditions Interférences, au graphisme très reconnaissable, au papier crème épais, fondée par un ancien libraire, Alain Benech, et sa fille
Sophie Benech, traductrice de russe (notamment des livres de
Ludmila Oulitskaïa) que nous avon
s eu l'honneur d'accueillir dans la librairie de ma commune. de ce fait, notre librairie propose quelques recueils de cette maison d'édition qui offre des textes de qualité, inédits, épuisés ou difficilement accessibles aux lecteurs français. Essentiellement des auteurs russes et anglo-saxons. J'ai entré sur Babelio cette maison d'édition pour ce texte de
Zamiatine mais le site semble revenir toujours aux éditions du Seuil. L'image qui apparait donc avec cette critique ne correspond pas aux Éditions Interférences qui ne sont d'ailleurs centrées que sur la nouvelle « La caverne ». Point d'autres nouvelles.
Parmi les livres proposés, mon choix s'est porté sur
Evguéni Zamiatine dont la lecture de «
Nous autres », qui inspira Orwell et Huxley, et de la nouvelle «
L'inondation » m'avait profondément marquée. Pour comprendre ses livres, il faut comprendre le contexte dans lesquels ils ont été écrits.
Evguéni Zamiatine a trente-trois ans en 1917 lors de la révolution d'octobre, année ô combien charnière pour la
Russie. L'auteur a alors une carrière derrière lui dans la construction navale, il a déjà pas mal voyagé et a même un passé de révolutionnaire. Déjà, sur un plan littéraire, il jouit d'un début de reconnaissance avec ses deux livres Province et Au Diable qui lui valurent les foudres de la censure en 1908 par les tsars. En 1917 néanmoins, il porte sur
Lénine et le bolchévisme un regard critique qu'il ne cache pas. Lorsque Staline consolide son pouvoir à la fin des années vingt, le régime prend comme prétexte la parution à l'étranger de son fameux roman dystopique «
Nous autres » pour déclencher une violente campagne contre lui. Il sera tellement persécuté par la censure que l'auteur russe va demander en 1931 à Staline l'autorisation de quitter la
Russie. Il émigrera et, après être passé par Prague et Berlin, mourra à Paris en 1937.
«
Nous autres », «
L'inondation » et ce très court texte « La caverne » font écho à ce contexte, le premier en critiquant le régime stalinien et le fait de ne pas pouvoir penser librement, le second en décortiquant le mécanisme de la haine montante, le dernier en mettant en valeur, s'inspirant des conditions de vie pendant la guerre civile, un monde lointain de survie, « là où se trouvait Saint-Pétersbourg il y a un siècle », le monde étant comme revenu à l'âge de pierre.
Zamiatine imagine alors un retour à l'ère glaciaire, au temps des mammouths, et montre le déclin de la dignité humaine dans ces conditions de vie précisément inhumaines.
A Saint-Pétersbourg, un couple d'intellectuels tente en effet de survivre alors que règnent la pauvreté, la famine et qu'un froid absolument glacial pétrifie cette femme et cet homme dans leur appartement, les différentes pièces étant devenues des cavernes sombres et gelées. Conditions de vie telles que les protagonistes vont avoir recours aux gestes les plus indignes et les plus extrêmes. Tout dans le choix du vocabulaire, dans celui des figures de style utilisées, renvoient à la préhistoire et à la vie dans les cavernes. le teint des protagonistes, Martin et Macha, est d'argile, leurs habits peaux de bête, leur langue en petite queue de lézard, les dents jaunes comme la pierre, dents pierreuses entre lesquelles s'agite la petite queue de lézard, les mammouths semblent rôder, l'importance du feu est vital…Si ce parallèle avec l'ère glaciaire est ouvertement et superbement mis en valeur, les non-dit sous-jacent au texte m'ont obligé de le lire deux fois pour savoir si je l'avais bien compris. Notamment la chute. Malgré ses images fortes et sa poésie, cette nouvelle m'a un peu moins plu que les deux autres livres mentionnés précédemment, le récit étant tellement court, je suis restée sur ma faim. Mais il faut lui reconnaitre un style saisissant, voyez comme l'incipit donne immédiatement le ton :
« Des glaciers, des mammouths, des déserts. Des rochers de nuit, noirs, qui ressemblent vaguement à des immeubles ; à l'intérieur des rochers, des cavernes. Et nul ne sait ce qui barrit la nuit sur le sentier de pierres entre les rochers, ce qui, en flairant le sentier, soulève de son souffle une poussière de neige blanche ; c'est peut-être un mammouth à la trompe grise ; c'est peut-être le vent ; ou peut-être le vent est-il le barrissement glacé d'un mammouth mammouthissime. Une chose est sûre : c'est l'hiver. Et il faut serrer les dents le plus fort possible pour qu'elles ne claquent pas ; et il faut débiter le bois avec une hache de pierre ; et, chaque nuit, il faut transporter son feu de caverne en caverne, de plus en plus profondément ; et il faut enrouler autour de soi de plus en plus de peaux de bête à fourrure ».
Très intéressant, les éditions Interférences offrent certes seulement la nouvelle « La caverne » mais proposent le texte d'abord décliné sous le format nouvelle, dans une nouvelle traduction, mais aussi, dans une deuxième partie, ce même texte, cette même histoire déclinée sous le format d'une pièce de théâtre en deux actes, pièce jusqu'ici inédite. Écrite en 1927 elle ne fut jamais montée mais servit de scénario au film La Maison sous la neige tourné par F.Ermler en 1928. Ermler, cinéaste du début du 20ème siècle, donne une série de témoignages sur les mentalités de la nouvelle société soviétique. Ces oeuvres sont d'intéressants documents sur l'URSS à l'époque de la NEP. Les éditions Interférences permettent d'avoir donc dans un même recueil la nouvelle et la pièce, et Il très intéressant de pouvoir comparer le même récit dans deux styles littéraires différents. Lorsque la nouvelle fait surgir des images poétiques fortes, la pièce, elle, se concentre avant toute chose sur les comportements humains dans de telles conditions de vie.
Une nouvelle étonnante mais dont le format très court ne permet pas de bien cerner tout le talent et l'univers de l'auteur. Ce n'est sans doute pas le texte avec lequel commencer pour découvrir
Evguéni Zamiatine, même si la métaphore préhistorique donne au texte un style saisissant et poétique unique mettant en opposition les gestes primaires de survie aux pensées.
« Pour une heure, c'est le printemps dans la caverne ; pour une heure, on s'est débarrassé de ses peaux de bêtes, de ses griffes, de ses crocs, et voici qu'à travers l'écorce congelée du cerveau jaillissent des brins d'herbe verte – les pensées ».