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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
« Oui, c'est certain, ce Taylor était le plus génial des anciens. Il n'est pas allé, c'est vrai, jusqu'à imaginer étendre sa méthode à toute notre vie, à tous nos pas, à nos journées entières – il n'a pas su intégrer son système vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais tout de même : comment a-t-on pu écrire des bibliothèques entières sur un Kant ou je ne sais qui – et ne remarquer qu'à peine Taylor – ce prophète qui a su prévoir l'avenir avec dix siècles d'avance. »

Ce que l'ingénieur américain F. W Taylor a imaginé pour le monde du travail, la spécialisation et l'industrialisation des tâches, l'écrivain russe Evgueni Zamiatine, l'a étendu à la vie entière. Dans Nous, le roman qu'il écrit en 1920, trois ans après la révolution bolchevique, l'existence est entièrement planifiée et séquencée, régulée par les « Tables du Temps ». Sommeil, travail, repas, promenades, conférences, tout est obligatoirement effectué par chacun à la même heure et selon la même durée. le Un, le singulier, l'individualité sont bannis, les êtres humains ne sont plus nommés, mais numérotés, car ce qui importe n'est pas la destinée de tel ou tel. Ce qui importe est la contribution de chacun à la puissante machine étatique.
Il existe cependant deux petites exceptions à cette impressionnante organisation, une entorse au temps commun. Deux fois dans la journée, de 16 à 17 heures et de 21 à 22 heures, les Numéros bénéficient d'Heures privatives, autrement dit sont libres de s'adonner à des activités plus personnelles comme lire, écrire ou faire l'amour. Encore que les relations sexuelles fassent elles aussi l'objet d'une planification et d'une contractualisation peu propices (c'est d'ailleurs le but) à l'émergence d'un quelconque sentiment amoureux.

C'est durant ses deux précieuses heures de liberté que D- 503, mathématicien et concepteur de l'Intégrale, le vaisseau chargé d'apporter la bonne parole aux habitants des autres planètes, écrit son journal, ou plutôt rédige ce qui devait être à l'origine un poème, un plaidoyer en faveur de « l'État Unitaire » et qui devient, au fil des pages, une douloureuse confession qui nous dévoile l'envers du décors de la tentaculaire cité de verre. Dans cette grande Machine conçue pour fournir à ses habitants un « bonheur mathématiquement exact », où tout, dans ses moindres détails, est anticipé, planifié, il arrive parfois, en dépit de siècles et de siècles de formatage, qu'un individu redresse la tête, et enraye l'impeccable mécanisme.
Jusqu'ici l'un des rouages satisfaits et consentants de l'État Unitaire, D- 503 découvre peu à peu qu'il est doté d'une âme et d'une volonté propre, et, plus troublant encore, que cette âme est capable de sentiments qu'il croyait réservés aux « vieux livres idiots » et aux temps anciens. L'Amour, qui prend ici les traits d'une femme aux « dents blanches et aigües », est à la fois l'imprévu et le révélateur, il est ce qui va entraîner D- 503 sur la voie dangereuse mais ô combien exaltante de la révolution.

Il est difficile pour le lecteur d'aujourd'hui de mesurer l'incroyable portée, l'originalité d'une oeuvre écrite il y a plus d'un siècle et longtemps restée largement méconnue. Né dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, Zamiatine a grandi sous le régime tsariste, dominé par une bureaucratie tatillonne et arbitraire. Il a participé à la révolution russe de 1905, puis à celle de 1917, et s'est donc retrouvé aux premières loges pour observer l'utopie communiste en marche. C'est dans ce terreau complexe, ainsi que dans le Taylorisme, qu'il a puisé son inspiration.
D'autres avaient imaginé avant lui des mondes purs et parfaits, que l'on pense à la Cité Idéale de Platon ou à l'Utopie de Thomas More. Mais cela restait terriblement descriptif et abstrait. Zamiatine, le premier, immerge l'être humain dans ces souricières et observe ce qui se passe. Ce faisant, il ouvre la voie à un genre littéraire qui connaîtra un immense succès tout au long du vingtième siècle jusqu'à aujourd'hui : la dystopie.

Tout cela est bel et bon mais n'a malheureusement pas suffi à me faire réellement apprécier ce livre. le rythme chaotique, confus, laissant de nombreuses phrases en suspens, et surtout la plume, usant et abusant des métaphores, ont eu raison de mon enthousiasme. J'ai eu de plus en plus de difficultés au fil de ma lecture à m'intéresser aux personnages, qui, à l'exception du narrateur, sont perçus de très loin, esquissés à grands traits naïfs et fragmentés, réduits à deux-trois éléments anatomiques. J'avoue qu'à la longue, j'étais lasse de voir mentionnés pour la énième fois les « dents blanches et aigües » de I- 330, son « sourire en X », ou la « fossette enfantine au poignet » de O- 90. 

Il reste qu'à l'heure du contrôle social en Chine et d'une promesse d'avenir gravement hypothéquée par le risque d'émergence d'une intelligence artificielle autonome, à l'heure où un nombre croissant d'êtres humains réclame toujours plus d'ordre et de sécurité au détriment des libertés, Nous apparaît comme un livre aux accents indéniablement prophétiques.
Le génie de Zamiatine réside probablement dans le fait d'avoir compris avant tout le monde que l'avènement de la Cité Idéale ne pourra se faire que contre l'homme, voire sans lui.
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C'est en 1920, bien avant la parution du « Meilleur des mondes » d'Aldous Huxley (1931) ou de « 1984 » de George Orwell (1949), qu'Eugène Zamiatine publie « Nous autres ». Ce texte emblématique, précurseur d'un nouveau genre littéraire, ne mettra pas longtemps à être censuré par le régime stalinien, contraignant son auteur à l'exil…


Dans ce roman de science-fiction, Eugène Zamiatine imagine une civilisation futuriste, régie par un individu, prénommé le Bienfaiteur, dans laquelle chaque être est numéroté et évolue au même rythme, selon un schéma bien précis qui est celui de la raison. C'est elle qui gouverne l'ensemble des agissements de la population, ne laissant aucune place au libre arbitre ni à l'imagination. D-503, le narrateur, est chargé de diriger la construction de l'Intégral, un vaisseau spatial destiné à fédérer le reste de l'univers autour de cette société idéale, dans laquelle règne le bonheur et l'harmonie.


Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pour cet homme de 32 ans, citoyen sans histoires et sans rêves, jusqu'au jour où il fait la connaissance de I-330, une femme différente des autres, qui suscite en lui un sentiment d'indignation mêlé de fascination. A ses côtés, il va découvrir l'amour, mais aussi la jalousie. Sa vision du monde va changer et s'élargir. Mais dans l'Etat Unique, la différence est perçue comme un danger. Elle est traquée et éradiquée sans autre forme de procès. S'il veut survivre, D-503 va devoir choisir entre deux mondes sur le point de s'affronter…


Avec « Nous autres », Eugène Zamiatine nous livre une politique-fiction extrêmement déroutante. Lorsqu'on la replace dans son contexte, l'auteur apparaît comme un visionnaire, à la fois très en avance sur son époque et très conscient du tournant qui est en train de s'opérer dans les mentalités. La description de ce régime totalitaire, qui prône un parti unique, intolérant, suspicieux et privilégie la communauté au détriment de l'individu, fait froid dans le dos tant elle est proche d'une réalité qui est en train de se mettre en place… le récit, présenté sous la forme d'un journal, se compose de 40 notes grâce auxquelles on pénètre dans l'intériorité du narrateur. D-503 s'adresse directement à nous, les Anciens, pour nous expliquer le fonctionnement de cette société idéale, basée sur un raisonnement logique, entièrement mathématisé. Mais plus on avance et plus les fondements de cette utopie se révèlent inquiétants. Une tension s'installe et s'amplifie au fur et à mesure que les convictions du narrateur s'écroulent… Un roman sombre et angoissant, qui met la littérature au service de la pensée afin de dénoncer les dangers du totalitarisme. « Nous autres » fait partie de ces classiques à découvrir !
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D-503 vit dans un monde où le Bienfaiteur pense pour vous, régule votre vie, l'organise selon un emploi du temps calibré et non modifiable. Ce monde dans lequel d'503 est un mathématicien de renom est aussi peuplé de quelques refuzniks, comme I-330, femme rebelle qui se permet des entorses au règlement et entraine notre mathématicien un peu à l'écart de la pensée unique.

Ce roman, écrit au début des années 20 en Russie où Staline pointait son nom, est une oeuvre fondamentale pour les écrivains de SF qui vont suivre , 1984 s'étant largement inspiré de Nous autres.
Mais au delà de l'aspect dystopie, on peut penser que le tour de force de l'auteur est d'y mêler ses craintes de l'avenir très proche en URSS qui allait être créée l'année suivante. On a donc un oeuvre qui projette son action dans les années 3000 tout en dénonçant les dérives d'un pouvoir dont la proclamation de la mise en commun et du bien être de tous ne semblent pas convaincre l'auteur.
Il y a aussi une question fondamentale, digne des plus grands sujets de philo, toutes séries et époques confondues : Que faut il préférer ?
La liberté sans bonheur ou le bonheur sans liberté , cette dernière pensée étant le fondement du monde créé par l'auteur ?
Ou encore : le bonheur est il altéré par la faculté d'imagination de l'individu?
Beaucoup de questions, beaucoup de réflexion et pas mal de maths ! Waouh.
L'auteur de formation scientifique compare en effet le monde dans lequel vit son héro au monde mathématique de Taylor , bien carré, à celui de la racine carrée de -1, plus fou, moins rationnel pour le coup auquel aspire les rebelles.
Tout ça en 200 pages avec de courts chapitres.
C'est donc sans doute une oeuvre majeure que je viens de finir mais j'avoue être resté un peu parfois au bord du chemin que l'auteur a tracé avec sa plume . Beaucoup de couleurs employées dans des contextes surprenants, une trame pas toujours nette. des petits détails qui ont , vaguement gâché mon plaisir.
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Bizarre, cette dystopie maîtresse, précurseur des grands romans du genre à venir m'a donné du fil à retordre. le propos est pourtant limpide, aussi limpide que le ciel bleu artificiel qui sert d'horizon à cette société privée de liberté pour son plus grand bien, mais j'ai eu du mal à suivre un récit qui pour moi n'a pas coulé. Et de fait, je crains que les subtilités du caractère visionnaire de ce « Nous autres » m'aient échappé.
Pas tellement du fait que l'oeuvre soit datée, car il suffit de dé-zoomer très légèrement pour découvrir le caractère universel du propos. Pas non plus le format, pour le coup très moderne du journal. Ni même l'évolution psychologique du narrateur, toute heurtée et étrange qu'elle soit.
Je crois que cela tient à son caractère russe, je me heurte souvent chez les auteurs russes (sauf Tolstoi !) à une part de démesure, à quelque chose de tremblé qui me reste mystérieux. Mais qui en fait tout le sel.
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Ce roman-fiction raconte l'histoire d'un monde déshumanisé et régi par des lois mathématiques un peu nébuleuses, un monde où l'individualité et l'intimité n'existent plus, tous sont des numéros et logent dans des maisons de verre.
Dans ce monde mécanisé la liberté est devenue un joug, tous obéissent aux mêmes règles et sont étroitement surveillés.
Mais, malgré tout dans ce monde là : « l'Etat Unique », on leur promet le bonheur : « le dernier pas que vient de faire la Science Nationale consiste dans la découverte du centre de l'imagination. Une triple application de rayons X sur ce centre vous guérira à jamais. Vous êtes parfaits, vous êtes comme des machines ; le chemin du bonheur à cent pour cent est ouvert. Hâtez-vous, jeunes et vieux, hâtez-vous de vous soumettre à la Grande Opération. Courez aux auditoria où elle est pratiquée. Vive le Grande Opération, vive l'Etat Unique, vive le Bienfaiteur ! »
Dans ce monde, tous travaillent avec joie et ardeur d'ailleurs, la perte du travail ne devient-elle pas une punition insupportable ?
La vie est réglée à l'aide de tables recensant les activités de la journée : lire, écrire des poèmes à la gloire de l'Etat Unique ou son journal comme D-503, se promener, faire l'amour pour une bonne hygiène de vie, et travailler sur l'Intégral ce vaisseau spatial qui va porter la bonne parole dans l'espace.
Non, tous ne sont pas heureux certains se révoltent et notre héros D-503 découvre l'amour avec I-330, ce sentiment agréable et troublant dont il ne comprend pas exactement le sens…
Zamiatine a écrit ce roman en 1920 toute sa vie il fut un persécuté par une bureaucratie pointilleuse. Il s'exila de lui-même ne pouvant plus supporter cette situation. Ce roman incarne sa déception et ses craintes pour le futur, il est en ce sens un extraordinaire visionnaire. Dans ce récit mordant et incisif et d'une écriture un peu saccadée par de nombreux points de suspension, il nous met aussi en garde contre les dangers de l'industrialisation du monde.
Dans cette satire on sent l'influence de Gogol, à la même époque Boulgakov subissant la même influence écrira son fantastique « le Maître et Marguerite » d'ailleurs tous deux feront appel à Gorki pour plaider leur cause auprès de Staline et obtenir la possibilité de s'exiler. Je n'ai pu m'empêcher de faire le parallèle…
Une lecture agréable surprenante et détonante !
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J'ai découvert ce livre en explorant le domaine de la SF russe. Il a été cité dans l'essai de Stéphane Manfrédo. Il se trouve d'ailleurs dans ma liste « La SF européenne non anglo-saxonne et non francophone ». Cela étant dit il n'a rejoint ma pal qu'après avoir lu l'avis d'Ursula le Guin dans le langage de la nuit : « Nous autres est une oeuvre dystopique, qui recèle en son sein une utopie cachée, implicite ; une oeuvre subtile, brillante, puissante. D'un point de vue émotionnel, elle stupéfie ; d'un point de vue technique, elle fait un usage du registre métaphorique de la science-fiction qui dépasse presque tout ce qui a été écrit depuis. »

À noter qu'une nouvelle traduction est sortie en mars dernier chez Actes Sud (Hélène Henry) sous le titre Nous.

Mon avis :

On fait la connaissance de D-503 et du monde dans lequel il vit sous le joug de l'Etat Unique. Toute sa vie, et celle des autres Numéros, est régie par des règles et horaires très stricts (expl. : « 15 mouvements masticateurs réglementaires à chaque bouchée »). L'absence de liberté est supposée apporter le bonheur (tout comme l'absence d'imagination). L'univers de D-503 bascule quand il rencontre I-330 (une femme) et qu'il attrape (dans le sens d'attraper une maladie) une âme. de fil en aiguille il se retrouve de l'autre côté du Mur...

J'ai trouvé cette lecture fort plaisante en raison du style particulier. Cela ne ressemble en rien aux autres livres de SF russe que j'ai lu. J'ai quand même eu un peu de mal avec les descriptions physiques des personnages qui m'ont un peu perturbée. À quoi peuvent bien ressembler ces gens du futur ? Je ne suis pas parvenue à me les imaginer (trop de métaphores). Il y a aussi le côté mathématique qui est un peu trop redondant à mon goût mais c'est un aspect indissociable de l'histoire.

« Adieu, vous, chers inconnus, avec lesquels j'ai vécu tant de pages, auxquels je me suis montré tout entier, avec mon âme souffrante, jusqu'à la dernière vis tordue, jusqu'au dernier ressort brisé... »

Belle découverte.
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J'étais impatient de lire enfin Zamiatine et son célèbre « Nous autres », ouvrage majeur ne serait-ce que pour les voies qu'il a su ouvrir au genre de la dystopie.
Une lecture plus compliquée que je ne l'aurais pensé. Et c'est dommage, car sur le contenu, à part quelques passages peu crédibles facilement excusables ou des idées pas assez détaillées (les Normes Maternelles et Paternelles), je n'ai pratiquement rien à redire.


J'ai d'abord buté sur le style. Question d'édition ? Pour avoir lu en diagonales quelques critiques Babelio, j'étais averti qu'il y avait un sujet. Ma petite expérience :
J'achète « Nous », la toute nouvelle traduction par Hélène Henry, dans la collection Babel des éditions Acte Sud.
Premier chapitre et je suis déjà emballé : il y a du lourd !
Deuxième chapitre et là je déchante : je n'arrive pas à comprendre le dialogue principal de la scène. Je relis une deuxième fois, toujours pas. J'ai la sensation très désagréable de ne pas toujours saisir le sens ni le pourquoi des répliques, quand je n'hésite pas carrément entre parole et pensée. Et pourtant je sens bien que rien n'est compliqué, rien n'est omis, rien n'est volontairement flou. Je bute tout bonnement sur le style (ou la traduction, qu'en sais-je ?).
Alors j'ai l'idée de comparer ce chapitre 2 avec l'ancienne traduction : celle de Cauvet-Duhamel, chez Gallimard. Par chance, j'en trouve une version libre sur Internet, et là tout de suite cela va mieux ! Vite je me fais rembourser et je me procure un exemplaire de « Nous autres » d'occasion, étonnamment rare.

Pour donner un exemple, dans la version Acte Sud, ce premier passage m'avait déjà perturbé :

O-90, ma douce !
[...]
À ma gauche, O-90 (si l'un de mes ancêtres hirsutes avait écrit cela il y a un millier d'années, il aurait sans doute ajouté un « ma » ridicule : « ma » O-90)...

La version Gallimard évite cette contradiction triviale.

Surtout, la version Acte Sud inonde le texte de parenthèses et de tirets d'incises, ce qui en rend la lecture pénible. La version Gallimard réduit largement ces signes au profit de simples virgules, et ça passe mieux chez moi.

Pour finir sur cette question de la traduction, je pense que l'idéal est de se faire sa propre opinion. Je reconnais que la prose d'Hélène Henry est certainement plus moderne et poétique. Ce sont des critères qui ne me touchent pas forcément, tandis que la traduction de Cauvet-Duhamel m'a apporté un petit gain de confort quant à la compréhension, et c'est ce que j'avais besoin dans le cas de ce roman particulier. N'hésitez pas à lire d'autres critiques et d'autres avis sur cette question, par exemple celles de HordeDuContrevent, bobfutur et Indimoon.


Au-delà des choix de traduction, je pense qu'il y a un vrai style Zamiatine sur ce texte et, comment dire… ce style m'a donné du fil a retordre ! Toujours sur le plan de la compréhension. À tel point qu'une fois arrivé au bout, j'ai fait quelque chose que je n'avais encore jamais fait : j'ai relu le livre entièrement ! Et enfin, le sentiment (et la satisfaction) d'avoir à peu près tout compris.

Le style ? Un style haché, saccadé, aux formes parfois alambiquées. Pas le style que je préfère, même si la traduction de Cauvet-Duhamel atténue un peu cet aspect. du reste, je vois parfaitement la cohérence par rapport au profil mental et psychologique du narrateur.
Sans doute les mêmes raisons justifient l'usage généralisé des points de suspension pour interrompre la parole ou la pensée. Sans doute. Il reste que je ne compte pas les fois où j'ai pesté devant ce signe énervant en ne voyant pas où voulait en venir le personnage. C'était certes mieux à la deuxième lecture.

Enfin et surtout, il y a ces métaphores à tour de bras. Chez certains auteurs, les métaphores paraissent si naturelles qu'on les oublie presque. Chez Zamiatine, c'est plus compliqué : je pense que la moitié me sont passées à côté lors de ma première lecture… En réalité, je devrais dire : chez le narrateur. Car là encore, cela semble voulu et justifié par son état d'esprit. D'ailleurs, à un moment, il s'excusera presque et avouera avoir abusé des « métaphores absurdes ». Lire cette confession m'a presque fait rire, en tout cas elle m'a soulagé en me rassurant sur mes compétences de lecteur !
Quelques exemples des métaphores qui m'ont stoppé :
- Ce bouton [de la porte] était en cuivre, « comme ma voix », pensai-je.
- Elle [I-330] était dans la tasse grande ouverte du fauteuil.
- [… ]une voix molle qui semble couverte de poils et de mousse.
Là aussi, relire le roman m'a permis de saisir la plupart de ces images. Une des clés de compréhension est de reconnaître les champs sémantiques particuliers explorés dans le roman. Par exemple, les poils et la mousse sont connotés négativement dans l'esprit du narrateur (du moins à certains moments), et ainsi on comprend que la troisième métaphore dit « simplement » que la voix molle est désagréable ou repoussante à entendre.

Malgré leur absurdité étudiée, les innombrables métaphores du texte jouissent donc d'une certaine cohérence, et même d'un travail lexical important, notamment dans les champs sémantiques sensoriels (odorat, vue, toucher, goût, ouïe), ceux des couleurs (le ciel, les corps) et des formes (chaque personnage secondaire a une forme de visage particulière). Cette palette de perceptions confère une dimension contemplative certaine au roman, qui compense un peu le manque d'informations sur certains aspects du monde futuriste décrit.

Et puis il y a ces métaphores mathématiques innombrables, qui donnent une couleur bien particulière au roman. Ce sont elles qui m'ont le moins gêné, même les plus improbables, car au moins on comprend facilement leur fonction passive qui est de transcrire indirectement les valeurs de la société (pureté, régularité, précision...), ainsi que la façon de penser du narrateur (logique).


Un mot sur le personnage principal : tout le long du roman, le narrateur lutte intérieurement entre un moi « conforme » et un moi « malade » (« l'Autre », caractérisé par ses « pattes velues »). Cet aspect est plutôt bien vu et réussi, mais ces changements de personnalité sont autant de difficultés supplémentaires qui, combinées avec celles que j'ai déjà évoquées, m'ont fait perdre le fil plus d'une fois.


La forme du roman est très régulière : 40 chapitres, 40 notes d'un journal. Pas plus de 5 pages par note. le texte s'en trouve particulièrement aéré et la progression facilitée, ce qui compense bien le style pas spécialement fluide.
Au début de chaque note, trois titres résument les trois parties développées. Un côté scolaire, qui n'apporte pas grand-chose. J'ai fini par ne plus y prêter attention.
On pourra dire ce qu'on veut de la forme du journal, qu'elle n'est pas si originale. Dans ce roman, je l'ai trouvée parfaitement employée : à la fois justifiée dans le scénario et très commode pour raconter cette société dystopique (le lecteur cible de ces notes renvoie aisément à nous autres (quel vilain jeu de mot...), lecteurs du roman).


L'entrée en matière est simple et efficace grâce à l'excellente exposition qui est faite dans le court extrait du Journal National de la note 1 : on comprend immédiatement qu'on a affaire à un état totalitaire aux visées expansionnistes (« imposer notre vision du bonheur mathématique et exact »), à l'emprise déjà profonde puisque les citoyens, de simples « numéros », sont mis à contribution sur la base du volontariat. Et on devine facilement que ce « volontariat » n'est que pure forme, les numéros étant déjà acquis à la cause.


Rentrons dans le vif du sujet. Publié en 1920, « Nous autres » a fortement influencé de nombreuses dystopies, comme 1984, d'Orwell. On cite moins souvent la filiation avec le chef d'oeuvre de Silverberg : Les monades urbaines. Un manque que je vais tâcher de corriger dans la revue des thèmes traités qui suit :

- Il est vital pour un régime autoritaire de contrôler le quatrième pouvoir. On retrouve cette préoccupation dans Nous autres avec le Journal National. Un thème que développera plus encore Orwell.

- le mensonge est inhérent à tout régime totalitaire. Stade ultime de la falsification, le retournement sémantique est étonnamment banal (nous l'employons parfois dans le feu des débats), mais sous la plume experte de Zamiatine il atteint des sommets de perversité :
« Envers l'État unique, j'ai le droit de subir un châtiment ; ce droit, je ne le céderai pas. Personne d'entre nous ne peut et n'ose abandonner ce droit unique et par conséquent très précieux. »
La description du passage aux urnes donne un autre exemple frappant.
Le retournement sémantique s'observe aussi dans les noms propres employés : le « Bienfaiteur », les « Ange Gardiens » (des espions). On pense bien sûr au Big Brother de 1984, ou encore aux Tantes qui inculquent et aux Anges qui guerroient, dans la Servante Ecarlate.
Nos dirigeants ne font pas autre chose lorsqu'ils agissent « en responsabilité », feignant l'air grave : par quelque tour de passe-passe ils transforment un acte de violence en acte de bravoure. Tel est le pouvoir des mots.

- La société des « numéros » fait l'éloge de la certitude, de l'exactitude, de la régularité et de la pureté (le ciel bleu, par opposition aux nuages). Peut-être l'idée la plus originale du roman (je n'ai rien vu de tel ailleurs). Zamiatine montre habilement comment ces valeurs sacralisées modifient la façon de penser des « numéros », mais aussi leur rapport au monde via leurs perceptions (les fameuses métaphores géométriques et plus généralement mathématiques). Les implications profondes sont moins évidentes, mais l'auteur prend le temps et le soin de nous les montrer. Par exemple, il y a cette idée que les anti-valeurs (doute, irrationalité, hétérogénéité, diversité) correspondent au monde d'avant. Sacraliser les valeurs revient à diaboliser les anti-valeurs, donc à rejeter le monde d'avant, donc à légitimer et conforter la société des « numéros ». Il y a aussi cette idée que les valeurs prônées concourent à maintenir l'esprit des « numéros » dans une vision étroite. Exit le doute, la critique, le recul et l'ouverture d'esprit. Un must pour un état totalitaire. Bien vu, monsieur Zamiatine !

- La complexité qui ne peut être éradiquée doit être cantonnée (obsession pour la limitation de l'infini) ou contrainte par la privation des libertés, et ici s'exprime une fois de plus le talent de l'auteur qui exploite les différents sens, allant du concret (degrés de liberté des mouvements des machines, puis des « numéros » taylorisés) à l'abstrait (liberté de pensée) :
« joug bienfaisant de l'État »,
« Délivrer l'humanité ! C'est extraordinaire à quel point les instincts criminels sont vivaces chez l'homme. ».
Et encore ce retournement sémantique délicieusement choquant.

- Comme dans Les Monades urbaines, la société des « numéros » fait l'éloge de la sédentarité (« stade ultime ») et développe l'idée de vie en ruche (Tables des horaires et activités, taylorisation, synchronisation et esprit de groupe). Ainsi l'individu s'efface devant le groupe, la communauté. Plus de raison de sortir du rang, ce qui élimine toute contestation. Une aubaine pour un état totalitaire…

- La religion est bien présente dans Nous autres. Comme dans la Servante Ecarlate, c'est une religion d'État créée sur mesure pour servir l'idéologie. La filiation directe avec la religion chrétienne est toutefois convoquée dès que son manichéisme intrinsèque peut servir la cause.
Ainsi, dans la dualité entre bonheur et liberté, cette dernière est attribuée au Diable : « Nous avons aidé Dieu à vaincre le Diable ». Dès lors, l'aspiration au bonheur ne peut être remise en question, non plus que son pendant : la contrainte.
Autre exemple, légitimant ou justifiant l'effacement de l'individu au profit du groupe (société de ruche) : « Nous » viens de Dieu, « moi » du diable.

- Autre caractéristique de cette société : la transparence. Au sens propre comme au sens figuré. Chez les « numéros », tous les bâtiments sont en verre, de sorte que la vie privée devient un concept très relatif. Mais quel « numéro » saint d'esprit souhaiterait seulement cacher quoi que ce soit ? Certainement pas D-503, notre narrateur, qui déclare (sans ironie aucune) : « Il est très agréable de sentir derrière soi le regard perçant d'une personne qui vous garde avec amour contre la faute la plus légère, contre le moindre faux pas. ». Toujours ce doux retournement sémantique.
Silverberg ira beaucoup plus loin sur le thème de la transparence : les Monades urbaines ne sont pas en verre, et pourtant ses habitants ne connaissent plus la moindre pudeur. Exit les rideaux auxquels ont encore recours les « numéros » !

- La vie sexuelle a été codifiée et planifiée dans la Lex Sexualis : « n'importe quel numéro peut disposer de n'importe quel autre numéro à des fins sexuelles ». Sans doute Silverberg s'est-il fortement inspiré du roman de Zamiatine, car les moeurs en vigueur dans Les Monades urbaines sont étonnamment similaires. Mais sur ce thème également, Silverberg pousse la théorisation et les développements plus loin encore.

Bien d'autres questions abordées rapprochent Nous autres des Monades urbaines de Silverberg.
- Ainsi, dans la mise en place des deux sociétés, on a une réflexion sur la démographie galopante, à laquelle chacune tente d'apporter une solution.
- le contexte historique est le même : opposition entre villes et campagnes, guerre, puis domination des nouvelles villes. de manière intéressante, dans les deux romans, un chapitre un consacré à la découverte de la vie dans les campagnes par le personnage principal.

- Un thème particulièrement intéressant est l'aversion des évènements imprévisibles et incalculables :
« Rien d'inattendu ne peut survenir. »
La société des « numéros », dans son obsession pour la régularité, aspire à une « solidification », une « cristallisation » de la vie :
« Nous avons canalisé toutes les forces de l'univers, et une catastrophe est impossible ».
Si vous avez lu ou vu Jurassic Park, vous penserez peut-être alors à la fameuse théorie du chaos chère au mathématicien Ian Malcom. le discours de ce dernier sonne bel et bien comme une réfutation des fondements mêmes de cette société...


Un mot sur le ton général : celui-ci est dominé par l'arrogance et la suffisance du narrateur :
« Un des sages de l'antiquité [notre époque], sans doute par hasard, a dit une parole intelligente [...] »
Il y a aussi un côté présomptueux : le narrateur présume que les êtres destinés à lire ces notes sont des « sauvages », qu'ils n'ont pas encore atteint le niveau civilisation des « numéros » (à considérer que celui-ci soit élevé…) :
« Il est probable que vous êtes, lecteurs inconnus, des enfants en face de nous. »
Ou encore :
« Nous sommes la nation indispensable. Nous sommes debout et nous voyons plus loin dans l'avenir que les autres pays, et nous voyons le danger pour nous tous. »
Pardon, ma langue a fourché ! Cette dernière citation n'est pas due à Zamiatine...
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Evgueni Zamiatine
Ecrivain russe, Ingénieur naval
Né dans la province de Toubov (pépinière d'artistes)

Evgueni Zamiatine, né en 1884, encore un écrivain russe qui n'échappe pas à la règle implacable : 20 ans après lui échoit la révolution, 10 ans plus tard lui échoit de faire un choix cornélien : entre les bolcheviks ou l'exil malgré son habileté extraordinaire à surmonter les épreuves.

Qui plus est quand on est fils de prêtre orthodoxe, est-ce le bon profil pour briguer le titre (non pas tant convoité) d'écrivain soviétique, je ne le pense pas. Pourtant il le sera un peu. mais ça ne va pas durer, l'homme a une personnalité trop forte pour se mettre dans le moule soviétique qu'il ne supportera plus dès les années 1920.

Evgueni Zamiatine n'en a cure de l'histoire qu'il voit s'écrire sous ses yeux, sauf pour l'interpréter de manière dérisoire, satirique, néo-réaliste : il fera des émules qu'on étudie aujourd'hui !. Il aime son pays, il défendra son pays, mais on ne le fera jamais marcher à la baguette. Sa vision est comparable à celle de Tolstoï : il ne mettra jamais tous ses oeufs dans le même panier, ou comme Leskov plus près de lui .. Il aime lire et écrire, va se révéler doué pour la littérature, mais il n'était pas bon en maths, il fera polytechnique à Saint-Pétersbourg, il en sortira ingénieur naval.

Qui ne connaît pas Zamiatine, en costume blanc par exemple, genre bandit de Marseille, oui peut-être aujourd'hui il est un peu oublié en occident. En Russie il a été connu assez vite pour les deux activités : artiste écrivain et ingénieur naval. Dans cette quasi disgrâce qu'il connaîtra ensuite comme bien d'autres en URSS, il y a une raison à cela, c'est que tout exilé pour des raisons de droit commun ou politique devient persona non grata dans son propre pays, l'éloignement sera inévitable.

Outre ses talents intellectuels, l'homme est fantasque, solaire. En 1905, il est dans les manifs contre le régime, parce qu'il est étudiant et que l'air du temps pour un étudiant est d'être contre le régime, on sent poindre les rabatteurs, il est arrêté, incarcéré et va connaître des déboires pendant les années qui suivent. Il se met alors à publier fort de ses expériences ". Si j'existe dans la littérature russe, dit-il, je le dois à la police de Saint-Pétersbourg". Il connaît le succès puis il participe à la révolution russe, théorise même sa littérature qui est de la science fiction teintée de causticité. le régime change de couleur, Les bolcheviks le soupçonnent d'être une peau de lapin à la solde des socialistes révolutionnaires. il évite de peu les camps. Ses oeuvres finissent par être déclassées, interdites. Il publie à l'étranger, il dénonce le harcèlement fait aux écrivains soviétiques, il écrit, sans la moindre gêne, à Staline et obtient des conditions favorables pour son exil, rejoint de Moscou l'Allemagne, puis la France où il mourra en 1937 dans un quasi-oubli. Nabokov et Bounine font un beau geste en venant un mois après son enterrement se recueillir sur sa tombe au cimetière de Thiais : ils liront deux nouvelles de l'artiste.. Il était de ces esprits supérieurs pouvant s'apparenter à Nabokov en effet ..
Nabokov

C'est un repas frugal que je sers là bien évidemment, on a du mal à résumer, même quelques pages ne suffiraient pas, la vie de ce trépidant personnage à la fois attachant et mystérieux qui a tant fait jaser avec ses ripostes littéraires à chaque fois que l'on pensait l'avoir dompté. On ne compte plus les pavés qu'il a, à sa manière, lancés dans la marre. Il donna beaucoup de fil à retordre aux autorités d'où qu'elles viennent. Il est évidemment intéressant de le lire maintenant. Je crois pouvoir ajouter néanmoins que la passion pour ses activités à la fois artistiques et scientifiques a comblé cet homme tant qu'elles ont pu s'exercer, mais son renfermement en exil ne signifie pas autre chose qu'un animal mis en cage éloigné de sa terre natale qui se laisse décliner.

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Voici un roman en apparence décousu, au rythme effréné et dont le style transmet par trop l'impitoyable pression de la société où il se déroule. Ce rythme qui force à s'y engouffrer aussi vite qu'on pourra en sortir à temps nous embarque dans une histoire d'un bonheur obligatoire et calculé, où coule en secret le double jeu de la dissidence assaisonné du venin de l'amour.
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Un texte comme un long plan séquence en sein de l'esprit de D-503, ingénieur de son état.
On suit les pensées, parfois interrompues, de ce personnage qui, bien que soumis et en adhésion avec le régime froid et totalitaire, est parfois titillé par des élans sentimentaux, poétiques ou libertaires. Ils repoussent avec sa raison, sa logique, les assauts de cette pensée différente, dangereuse.
Nous sommes ici quasi aux origines de la dystopie, et tous les éléments y sont déjà présents. Dystopie qui critique tous les systèmes liberticides, qui brident la pensée, contrôle l'humain et nient la créativité, l'originalité, la différence.
Pas toujours simple, mais à découvrir, vraiment.
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