Tout d'abord, dans cette évocation du monde de la mine, j'ai été frappé par la qualité du travail de documentation effectué par
Zola. Tout, la structure de la mine, les tâches des différents métiers rassemblés dans les galeries, l'ambiance oppressante dans la chaleur et l'humidité, tout est décrit dans les moindres détails. L'auteur a dû non seulement visiter les mines, mais il y a probablement passé des heures, voire des journées au fond.
(Je ne saurais trop vous recommander, si vous en avez la possibilité, de visiter le Centre historique minier de Lewarde, entre Lens et Valenciennes, pour avoir une vision réaliste de ce qu'étaient les conditions de travail des mineurs).
Comme au début du « Ventre de
Paris », un homme arrive, seul. Il n'a rien, et va se rendre compte qu'il n'est rien, ou plutôt qu'il n'est là que pour faire fonctionner une entité monstrueuse, la mine : celle-ci, comparée au Moloch de l'antique Carthage, est décrite comme une dévoreuse d'hommes. Elle est totalement inhumaine, bien que dirigée par des hommes.
Après avoir pris conscience de l'injustice de la situation, au sein du groupe de mineurs avec lesquels il vit, Etienne Lantier manifeste un sentiment qui me semble nouveau dans « Les Rougon-Macquart » : la révolte. S'imprégnant, par ses lectures et ses discussions, des nouvelles idées socialistes, Etienne ne se résigne pas à subir, comme l'ont fait par exemple les ouvriers décrits dans « L'Assommoir » qui se réfugient dans l'alcool.
Zola aurait pu écrire, avec presque soixante-dix ans d'avance, les premières lignes de «
L'homme révolté » d'
Albert Camus :
« Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ?
Il signifie, par exemple, « les choses ont trop duré », « jusque-là oui, au-delà non », « vous allez trop loin », et encore « il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». En somme ce non affirme l'existence d'une frontière. »
La frontière franchie, Etienne passe à l'action, et cela l'amène à prendre et exercer un certain pouvoir. Et nous voilà à nouveau au coeur d'un thème qui a déjà été évoqué longuement par
Zola. Après le pouvoir politique, celui de l'argent, celui de la religion, celui des commérages, voici le pouvoir de l'éloquence, celui qui promet aux plus pauvres une revanche, un âge d'or où ils pourront enfin vivre sans être exploités.
Mais le pouvoir est quelque chose de dangereux si on ne le maîtrise pas, et Etienne en fait la cruelle expérience. Réussissant dans un premier temps à mobiliser les corons dans une grève redoutable, il est rejeté par ceux-là mêmes qui l'ont porté au pouvoir, dès lors que l'action a échoué et que le sang a coulé. Comme disaient les romains, « la Roche Tarpéienne est proche du Capitole ». Et ce qui a été un rêve magnifique (Partie IV, chapitre 3) se retrouve quelques chapitres plus loin, décrit pratiquement avec les mêmes mots, une ambition pitoyable : « Eh quoi ! Etait-ce fini déjà ? Il se souvenait d'avoir, sous les hêtres, entendu trois mille poitrines battre à l'écho de la sienne. Ce jour-là, il avait tenu sa popularité dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s'en était senti le maître. Des rêves fous le grisaient alors : Montsou à ses pieds,
Paris là-bas, député peut-être, foudroyant les bourgeois d'un discours, le premier discours prononcé par un ouvrier à la tribune d'un parlement. Et c'était fini ! Il s'éveillait misérable et détesté, son peuple venait de le reconduire à coups de briques. »(Partie VII, chapitre 1).
Oui, les foules sont promptes à brûler ce qu'elles ont adoré, mais à la fin du livre, Etienne n'est pas découragé, il sait que, comme l'annonce la conclusion qui donne son titre au roman, ce n'est que partie remise :
« Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »
Mais le roman de
Zola est encore plus ample dans la peinture de cette société française de la fin du XIXème siècle. Il emmène aussi le lecteur du côté des patrons et de ceux qui dirigent l'exploitation de la mine. Et on constate que la bourgeoisie de l'époque vit hors-sol, comme on dirait de nos jours : les dames ont bonne conscience en jouant leur rôle charitable (mais uniquement envers les pauvres « méritants »), leur souci principal étant de marier convenablement leurs filles, et les messieurs s'occupent surtout de rentabiliser au maximum les puits de mine. Les Grégoire, parfaits rentiers totalement ignorants des conditions de travail des mineurs, seraient presque comiques tant ils sont persuadés de leur bon droit, mais leur ignorance est payée très cher.
Avec une prescience étonnante,
Zola annonce aussi un nouveau type d'action violente, en décrivant le personnage de Souvarine et l'attentat qu'il commet. La profession de foi de ce nihiliste sonne un peu comme celle des djihadistes d'aujourd'hui :
« « … Ah ! Rien, ni parents, ni femme, ni ami ! Rien qui fasse trembler la main, le jour où il faudra prendre la vie des autres, ou donner la sienne ! »
Et pour lutter contre ce type d'actions, les dirigeants d'alors ont déjà la solution prônée aujourd'hui, en cachant ce qui n'est ni plus ni moins qu'un acte terroriste :
« Pourquoi, si l'on découvrait le bandit, faire un martyr, dont l'effroyable héroïsme détraquerait d'autres têtes, enfanterait toute une lignée d'incendiaires et d'assassins ? »
En conclusion, Germinal est un roman énorme, que ce soit par les thèmes développés, ou par la manière dont
Zola les traite, avec son immense talent de descripteur. Je le place (pour le moment.. ) au sommet de la série des « Rougon - Macquart », et je vais sans tarder entamer le quatorzième volume, « L'oeuvre ».