Stefan Zweig est l'écrivain de la passion amoureuse , et même de la passion amoureuse contrariée : par les institutions, par les conventions sociales, par la religion, par la morale, même. Mais dans ce court roman (ou cette longue nouvelle) il décrit une passion non payée de retour, un amour impossible parce qu'unilatéral, condamné à l'échec par l'égoïsme et l'indifférence.
L'histoire est simple : une jeune fille de 13 ans s'amourache d'un écrivain à bonnes fortunes, riche et plutôt imbu de sa personne, fier de son pouvoir de séduction, et en même temps réfléchi, lettré et conscient de ses propres défauts. Toute sa vie cet amour va perdurer, il va même se concrétiser à un moment et elle va avoir un enfant, mais lui s'en va s'en se retourner. Elle continue à l'aimer quand même, lui adresse anonymement des roses blanches à chaque anniversaire, fréquente d'autres hommes ; quand il revient, il ne la reconnaît pas et la traite comme une vulgaire prostituée. L'enfant meurt, elle se dépérit et adresse à l'écrivain cette lettre où elle raconte son histoire. L'écrivain, voyant le vase vide (sans les roses blanches) comprend qu'il est passé, par ignorance, indifférence, égoïsme, à côté d'un immense amour.
Bien sûr, à notre époque, ce genre de passion paraît désuet, et nous fait penser aux bons vieux mélos du début du XXème siècle, où les amours étaient forcément tragiques parce que non partagés, ou alors voués à une fin terrible. Mais
Stefan Zweig n'est pas un auteur de mélos, c'est un analyste de
l'âme humaine, il n'est pas pour rien l'ami de
Freud, et connaît, et décrit avec une grande compassion les tourments de la passion. Car oui, on peut aimer aussi fort et aussi douloureusement dès les débuts de l'adolescence, et souvent on s'enferme dans cette passion qui devient une obsession. de plus cette jeune fille (dont on ne connaîtra jamais le nom) tombe sur un vrai-faux salaud qui n'est pas capable de voir, de sentir l'intensité de cet amour, qui ne se pose pas de questions sur les roses blanches qui arrivent chez lui à chaque anniversaire. Il vit dans une autre sphère, et ne se rend compte de rien, aveuglé par sa propre suffisance, son donjuanisme, ses obligations mondaines.
L'âme humaine n'est pas avare de ces mystères, et de telles situations existent toujours. On a vu des suicides causés par des cas similaires. Il est facile de dire : elle n'avait qu'à lui dire la vérité ! Encore faut-il être prêt à la dire, il est des gens qui sont secrets, qui enfouissent en eux-mêmes leurs tourments les plus intimes, pour justement par amour, ne pas en faire souffrir l'autre. Et inversement, il est des gens qui ne sont pas prêts à entendre cette même vérité, que pensez-vous qu'aurait fait l'écrivain s'il l'avait su, cette vérité ? Peut-être l'aurait-il comprise, mais sa position sociale lui interdisait d'y donner une suite officielle, au grand jour. C'est un peu une mécanique de l'absurde, et tout était joué dès le départ. Quand l'écrivain à la fin de l'histoire voit le vase vide, il mesure non seulement tout ce qu'il a perdu en passant à côté de cette femme, mais encore le mal que plus ou moins consciemment, il lui a fait.
Stefan Zweig, en maître de l'écriture, nous fait vivre cette passion avec une grande intensité. Nous partageons les tourments de cette jeune fille, et également les interrogations puis la surprise finale de l'écrivain. Et comme lui, nous sommes désemparés devant le tragique de cette histoire.
Un grand
Stefan Zweig. Un des plus appréciés, comme «
La Confusion des sentiments » et comme «
Vingt-quatre heures de la vie d'une femme ». Et avec juste raison.