Le jeune Martin grandit dans une époque pleine de tyrannie et d'obscurantisme qui le juge trop atypique. Ainsi il se retrouve mis au ban de la société, après avoir survécu à la mort de toute sa famille. Jusqu'à ce que l'arrivée d'un peintre au sein du village et l'enlèvement d'un bébé viennent précipiter le destin du garçon. Pour faire face aux atrocités qui l'entourent et pour tenter de sauver ceux qui sont plus vulnérables que lui, il ne pourra compter que sur sa bravoure, sa force d'esprit et son seul ami : un coq noir ô combien énigmatique.
Il s'agit d'un 1er roman dans lequel l'auteur nous invite à regarder la nature humaine à travers les yeux d'un orphelin de 11 ans : un enfant rationnel et pétri d'humanité, dont les valeurs font de lui un être exceptionnel mais décrié au sein de sa communauté.
Est-ce un roman d'apprentissage, un conte philosophique ou une fable très sombre ? A chacun(e) d'en décider ! C'est une oeuvre qui laisse indéniablement le champ libre à une multitudes d'interprétations et un récit intemporel qui résonne fort, au vu de l'actualité.
L'apparente simplicité de la langue nous happe dès la 1ère page, en apportant au récit la distance émotionnelle nécessaire. L'écriture est pleine d'esprit et de poésie, mais aussi d'étrangeté et de cruauté. La construction repose sur un grand arc narratif qui traite du passé de Martin, en dévoilant progressivement ce qui a entraîné la mort de sa famille, tandis que le garçon embrasse sa destinée.
Le roman dessine la figure d'un nouveau héros : un enfant atypique et empathique, en harmonie avec la nature et les animaux. Quant au coq : c'est une créature mythique et symbolique qui s'avère être évidemment bien plus qu'un simple compagnon d'âme.
Ce conte se joue des codes inhérents au genre, tout en rendant hommage à « Till l'espiègle », au « Joueur de flûte de Hamelin », à Andersen et aux frères Grimm. Les personnages archétypaux se révèlent ici d'une profondeur inattendue, même les plus secondaires d'entre-eux. le style et l'histoire m'ont évoqué les romans de Patrick deWitt, via les touches tour-à-tour pittoresques, absurdes, surréalistes qui s'en dégagent.
La folie, les superstitions et les atrocités de la guerre sont dénoncées ici à travers des allégories qui font mouche. L'auteur met en exergue les dangers d'un monde binaire dans lequel s'affrontent : bien et mal, lumières et ténèbres, beau et laid, peuple et élite, hommes et femmes, enfants et adultes.
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(Les premières pages du livre)
QUAND VIENT LE PEINTRE qui doit faire le retable de l’église, Martin sait qu’à la fin de l’hiver il s’en ira avec lui. Il partira sans même se retourner.
Le peintre, il y a longtemps qu’on en parle au village. Et maintenant qu’il est là et qu’il veut entrer dans l’église, la clé a disparu. Henning, Seidel et Sattler, les trois hommes qui font ici la pluie et le beau temps, la cherchent à quatre pattes dans les églantiers devant la porte de l’église. Le vent fait bouffer leurs chemises et leurs pantalons. Leurs cheveux volent dans tous les sens. De temps à autre, ils secouent la porte. À tour de rôle. Au cas où les deux autres n’auraient pas bien secoué. Et ils sont tout étonnés, chaque fois, qu’elle soit toujours fermée à clé.
Le peintre est là, son attirail miteux à ses côtés, et les regarde en souriant d’un air moqueur. Ils s’étaient fait de lui une tout autre idée, mais un peintre, dans la région, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Surtout en temps de guerre.
Martin est assis sur la margelle de la fontaine, à une petite dizaine de pas de la porte. Il a onze ans. Il est très grand et très maigre. Il vit de ce qu’il gagne. Mais le dimanche il ne gagne rien, il doit donc jeûner. Ce qui ne l’empêche pas de grandir. Lui arrive-t-il jamais de porter un vêtement à sa taille ? À peine son pantalon cesse-t-il d’être trop grand qu’il est déjà trop petit.
Il a de très beaux yeux. C’est la première chose qu’on remarque. Des yeux noirs et patients. Tout en lui semble sage et réfléchi. Et c’est ce qui met mal à l’aise les gens du village. Ils n’aiment pas qu’on soit trop turbulent ou trop calme. Grossier, ça peut se comprendre. Sournois aussi. Mais un garçon de onze ans qui a l’air réfléchi, ça leur déplaît.
Et puis il y a le coq, bien sûr. Le garçon l’a toujours avec lui. Perché sur son épaule. Ou assis sur ses genoux. Caché sous sa chemise. Quand la bestiole est endormie, on dirait un vieillard, et chacun au village murmure que c’est le diable.
La clé reste introuvable, mais le peintre, lui, est toujours là. Il va bien falloir lui montrer l’église, à cet homme. Henning pérore dans le vide, jusqu’au moment où lui vient un soupçon. C’est Franzi qui a la clé. Dieu sait où il a pêché cette idée. On la fait quand même appeler. Martin s’en réjouit déjà. Il aime beaucoup Franzi.
Franzi arrive aussitôt. De l’auberge, où elle travaille, il n’y a pas loin. Elle a quatorze ans, un fichu qu’elle arrange sur ses épaules. Le vent fait danser ses cheveux devant ses yeux. Elle est très belle, et ça donne envie aux hommes de lui faire du mal.
Il apparaît que Franzi n’est pour rien du tout dans cette histoire de clé. C’est bien ennuyeux.
On a perdu assez de temps comme ça à chercher, il faut trouver une autre solution. Le peintre, en attendant, s’est assis sur la margelle, à côté de Martin. Le coq virevolte depuis l’épaule du garçon, sautille sur les baluchons barbouillés du peintre en donnant de petits coups de bec.
A-t-on le droit de défoncer la porte d’une église ? Voilà ce que se demandent les trois hommes. D’employer la force pour ouvrir la maison de Dieu ? De casser une fenêtre ? Lequel de ces sacrilèges est le plus grave ? La porte ou la fenêtre ? Chacun convient que la violence est à écarter, on n’accède pas au Seigneur par un coup de pied bien placé, mais par la foi et les Écritures.
« Ou par la mort », glisse Franzi.
Elle a de ces audaces, pense Martin. Rien que pour ça, il faudrait passer toute une vie à la protéger, pour la regarder avoir des audaces comme celle-là.
Le peintre rit. Il se plaît bien ici. Il lance une œillade à Franzi. Mais elle n’est pas de celles qui rendent les œillades.
C’est une question à poser au pasteur, mais le seul qu’on connaisse est au village voisin. Celui d’ici, on l’a mis en terre l’année dernière, et aucun nouveau pasteur n’a poussé depuis sur les arbres. Et on ne sait pas trop où en trouver un autre, car jusque-là, autant qu’on s’en souvienne, il y en avait toujours eu un, personne ne saurait même dire ce qui était là en premier, le village ou bien le pasteur et l’église. Toujours est-il que, depuis, on fait appel au pasteur d’à côté. Mais comme il n’est plus tout jeune et qu’il lui faut du temps pour parcourir la distance d’un village à l’autre, le culte du dimanche n’a pas lieu avant midi bien sonné.
Donc, il faudrait demander au pasteur du village voisin comment pénétrer dans la maison de Dieu. Mais qui va aller le trouver à cette heure ? Dans le ciel s’amoncellent des nuages jaunes, et il faut marcher à travers champs, sans aucun abri pour se protéger. Et là-haut, les éclairs se succèdent sans discontinuer. Braoum ! Braoum ! Braoum ! Ça peut durer comme ça toute la nuit. Et Henning, Seidel et Sattler sont des membres trop éminents de la communauté villageoise pour qu’on leur fasse risquer ainsi leur vie.
« Je peux y aller », propose Martin. Il n’a peur de rien.
« Au moins, si c’était lui, la perte ne serait pas bien grosse », marmonne Seidel. Les autres hésitent. Ils savent Martin suffisamment dégourdi. Nul doute qu’il saura transmettre la question. Et se rappeler la réponse. Ils pèsent le pour et le contre, se concertent à voix basse. Et finissent par dire : « C’est bon, vas-y.
– Pourquoi donc aucun d’entre vous n’y va-t-il par ce temps de chien ? demande le peintre.
– Il a le diable avec lui, répond Henning. Il ne peut rien lui arriver. »
2
LA CAHUTE EST À FLANC DE COTEAU, la dernière en montant, à la lisière des prés couverts de givre et de la forêt. Il faut passer devant quand on veut y mener les bêtes. Parfois, l’enfant est sur le seuil, saluant aimablement et proposant son aide. Parfois aussi, le coq est perché sur la manivelle de la meule, cette meule affaissée dans le sol au fil des ans, couverte de lichen, à jamais immobilisée par le gel. Et contre laquelle le père a affûté sa hache avant de les tuer tous, à l’exception du garçon.
C’est là que, peut-être, tout a commencé.
Bertram est monté parce que la famille n’avait pas été vue au village depuis plusieurs jours. Ils devaient de l’argent, et il faut tout de même que les débiteurs se montrent, pour qu’on puisse leur faire des remontrances.
Bertram, donc, gravit la colline afin de rappeler la famille à ses devoirs sociaux.
« Tous morts », raconte-t-il. Tout réjoui de se dire que chacun, au village, est désormais suspendu à ses lèvres et qu’il aura jusqu’à la fin de ses jours quelque chose à raconter. Il entre donc dans la cahute, mais aussitôt un diable noir lui saute dessus. Le coq. Il se fait griffer aux mains et au visage. Il se met à quatre pattes pour se protéger, et c’est alors qu’il voit le sang.
« Du sang partout. La puanteur, les cadavres. Une vision de l’Apocalypse, je vous dis, dit-il.
– Une vision de quoi ? demande quelqu’un.
– Ça fait des jours qu’ils étaient là, je vous dis. C’est déjà plein de vers. Tout grouillants. Pouah. »
Il crache par terre et son petit-fils, qui adore son grand-père, l’imite aussitôt. Il lui tapote la joue.
« Brave petit. » Puis, se tournant vers les autres : « Saloperie de coq. C’est le diable incarné. Pas question que je remonte là-haut.
– Mais le garçon, dit quelqu’un.
– Le garçon, oui, il était vivant. Au milieu de tout ça. Il a eu tout le temps de devenir fou. Tout ce sang, ces plaies, toutes béantes, vous comprenez. Ces entrailles à nu. Vraiment pas beau à voir. Si avec ça l’enfant n’est pas devenu fou. »
L’enfant n’est pourtant pas devenu fou, et n’est pas mort non plus. Il doit avoir dans les trois ans, et s’accroche à la vie avec obstination. Sans personne pour s’occuper de lui. Les corps, bien sûr, ils les ont évacués. Mais lui, ils n’ont pas osé s’en approcher. Sans doute étaient-ils effrayés par le coq. Ou simplement un peu fainéants.
Mais que le garçon soit aujourd’hui en bonne santé, qu’il ait toute sa tête et, il faut bien l’avouer, une aimable nature, voilà qui est à peine concevable, et difficile à supporter. Plus d’un aurait préféré qu’il ne survive pas, pour ne pas avoir constamment sous les yeux ce sujet d’étonnement et de honte.
Il se contente de peu. On peut lui confier son bétail toute la journée, et il s’estime heureux avec un oignon pour tout salaire. C’est bien pratique. Si seulement il ne faisait pas aussi peur, avec ce coq sur le dos. Ce n’est pas un enfant de l’amour. Il est taillé pour la faim et le froid. La nuit, il prend le coq avec lui sous la couverture, on le sait de source sûre. Car le matin, c’est lui qui le réveille quand il a manqué le lever du soleil, ça le fait bien rire, et les gens du village, en l’entendant depuis tout en bas, se signent sur la poitrine à la pensée que cet enfant joue et partage sa couche avec le Malin. Mais ils continuent de passer avec leur bétail devant sa cahute. Avec des oignons sur eux, à toutes fins utiles.
On s'approche donc, et plus on s'approche, plus le malaise est grand, car dans les visages — est-ce un hasard, non, ça ne peut pas être un hasard - ils se reconnaissent les uns les autres.
Cette gueule de travers, là, c'est bien la tienne.
Et ce soldat tout moche, c'est à toi qu'il ressemble.
Puis un éclair les traverse: Franzi en Marie, juste ciel, quel sacrilège.
Mais le pire est à venir, qui laisse tout le monde sans voix: c’est Jésus. Le peintre lui a donné les traits de Martin.
C'est ainsi que le doux visage de l'enfant trône au-dessus des villageois, pour l’éternité. p. 61
Il leur arrivera de se réveiller dans cette vie et de découvrir leurs visages tordus de douleur. Alors, chacun prendra dans ses mains le visage de l'autre, le caressera, versera dans l'étreinte l'ivresse des paroles chuchotées, et s'abandonnera au rythme lent des pas. De leurs pas qui depuis longtemps n'ont plus besoin d'un sol pour avancer. Sur ce qu'ils savent maintenant être leur chemin à tous les deux. Dont aucun ne quittera l'autre.
(excipit)
Il se contente de peu. On peut lui confier son bétail toute la journée, et il s’estime heureux avec un oignon pour tout salaire. C’est bien pratique. Si seulement il ne faisait aussi peur, avec ce coq sur le dos. Ce n’est pas un enfant de l’amour. Il est taillé pour la faim et le froid. La nuit, il prend le coq avec lui sous la couverture, on le sait de source sûre. Car le matin, c’est lui qui le réveille quand il a manqué le lever du soleil, ça le fait bien rire, et les gens du village, en l’entendant depuis tout en bas, se signent sur la poitrine à la pensée que cet enfant joue et partage sa couche avec le Malin. Mais ils continuent de passer avec leur bétail devant sa cahute. Avec des oignons sur eux, à toutes fins utiles.