Fabienne Pascaud - Rideau noir
J'ai toujours privilégié les oublis nécessaires,
les mémoires à ne pas entretenir.
Pour survivre.
« D’ailleurs, je préfère dire « chérir » à « aimer ». Chérir n’est destiné qu’à l’amour alors qu’aimer peut l’être à la blanquette de veau. »
"La seule façon de s'en sortir est de trouver une issue de secours, ou de l'inventer."
Jean-Michel RIBES (p.1)
Tu n'es jamais là où je t'attends, tu me prends toujours par surprise. En descendant les escaliers de l'IRCAM, pour aller écouter un concert de musique contemporaine, je t'ai deviné ce soir-là à mes côtés, de brefs instants. À la demande de Laurent Bayle, alors directeur de la prestigieuse institution de recherche et de création musicale fondée par Pierre Boulez en 1974, tu avais créé là-bas le département design sonore, y avais travaillé quelques années, en face du Centre Pompidou. Et je te sentais là, encore.
Aucun bruit ne t'était étranger. Même les inaudibles. Tu étais un inventeur en perpétuelle effervescence. La moindre perception nouvelle te faisait rebondir. Tu avais l'intuition aiguë du mouvement des choses et de la vie. Je m'en émer- veillais chaque jour. Nos deux jeunes fils aussi qui, éblouis, t'écoutaient sans fin raconter et partager tes enthousiasmes. C'était ça, surtout, qui te rendait irrésistible. Tu montrais une telle passion, une telle intelligence joyeuse dans ta volonté de convaincre, qu'on se sentait terne et triste en t'écoutant. On aurait voulu être toi.
« Je préfère le bordel de la pensée aux raisons closes. » Jean-Michel RIBES
Assis sur ton siège, au piano, tu murmurais dans un sourire que tu voulais saluer mon arrivée. Tu m'avais tant attendue. C'était si étrange de t'entendre prononcer ces mots-là. Bienvenue, ma chérie, bienvenue dans ta maison près de ton homme qui t'aime, qui t'espère depuis si longtemps... » Tes phrases me bouleversaient, elles me suffoquaient chaque soir, elles me faisaient presque peur. Je n'en revenais toujours pas de t'entendre les dire. Malgré nos vingt années à deux, malgré notre mariage et nos deux fils.
Emile était convaincu que depuis des millénaires le théâtre était un épicentre où se conjugaient la mort et la vie. Si le réel et la fiction s'y confondaient si bien, si la monstruosité et l'innocence n'y faisaient qu'un, sans que les frontières en soient décelables, pourquoi n'en serait-il pas de même du vivant et de l'enfui ? La fin, la chute, l'enfer pourraient être assurément domptés dans ce prodigieux maelström si on savait bien l'explorer, s'emballait maintenant Emile. Pourquoi n'avait-on jamais tenté de se servir des théâtres comme des laboratoires où observer, asservir et vaincre enfin la mort ? et pour faire de l'énergie de la scène un authentique tremplin vers l'infini ? Les comédiens et leurs personnages n'y étaient-ils pas morts et ressuscités des milliards de fois...
Acteur, il n'existait après tout que par procuration, par personnages interposés. C'était un imposteur. Il ne vivait rien, ne créait rien.
Elle était entrée en théâtre comme une mystique entre en contemplation, s'offrant sans rien garder pour elle.