Valse Russe - Nicolas Delesalle - Rentrée Littéraire 2023
Vania avait découvert la hiérarchie tacite qui régulait la troupe de mercenaires : il y avait d’abord eux, les bleus, assimilés à de la viande à canon, puis les cadres, à peine plus aguerris, et au-dessus de la mêlée, ceux que tout le monde appelait les « musiciens » : les mercenaires de Wagner de la première heure, rompus aux combats en Afrique, ceux qui posaient parfois pour la photographie sur la ligne de front avec un violon ou une guitare devant le panneau d’un village anéanti et conquis.
Sans regarder son reflet, Sacha se dit qu’en vieillissant les miroirs se couvrent de taches comme les mains des hommes.
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Parfois, il lève la tête et regarde d’un air boudeur les forêts de bouleaux nus qui s’étendent à perte de vue autour de lui. Il a toujours adoré ces arbres blancs. Mais depuis la guerre, il les déteste. Ils sont le symbole de la Russie.
(page 11)
L’avancée des troupes russes effraie tout le monde. Les Ukrainiens en parlent comme d’une invasion d’insectes géants. Ils surnomment les Russes, les « Orques », tandis que les Russes parlent de « nazis ukrainiens ». Le processus vieux comme le monde de déshumanisation de l’adversaire est déjà engagé. Lorsqu’on aura ôté toute humanité à l’ennemi, il sera plus facile de le piétiner.
A cet instant, en voyant la flamme jaune et bleue lécher le réservoir gelé, j'ai compris que les Russes avaient non seulement une autre manière de réfléchir que les Français, mais aussi des notions de sécurité très relatives.Pour eux, les risques sont des aléas avec lesquels il faut apprendre à vivre ou bien mourir.
On venait d'enterrer ma grand-mère, une petite ortie brune d'origine sicilienne qui souriait tout le temps. (p.11)
Quand on a moins de huit ans, tous ceux qui ont plus de trente ans semblent décatis. "Je cours plus vite que toi". J'ai couru, vite, très vite dans ce chemin de terre. J'ai couru à en perdre haleine. J'ai couru à m'en arracher le cœur. Mais j'ai perdu. Ce jour-là, mon regard changea. Mon père n'était pas si vieux finalement. Mon regard changea, mais je ne lui dis rien. Nous avions le même orgueil.
« Les Russes ne naissent pas russes, ils le deviennent. »
[ souvenirs du narrateur, il avait 10 ans ]
(...) par où sort le sperme ? Cette question m'obsède et me rend fou. (...)
Un jour, mes parents ont laissé traîner une encyclopédie du sexe, éditée chez Larousse. J'ai fondu sur l'appât et j'ai commencé à compulser la somme. Tel un archéologue, je questionnais chaque image à la recherche du chaînon manquant. J'ai trouvé des réponses à des questions que je ne me posais pas, des questions que je ne pensais même pas possible d'être formulées. Tout était écrit, détaillé, schématisé, l'amour y était cartographié. Lire trois cents pages sur les différentes positions, du missionnaire à la levrette en passant par la pénétration latérale, la sodomie, la brouette japonaise, le tabouret à cinq pieds, le condor du Chili, la toupie rigolote, le 69, le 66, le 562, alors qu'on ne sait même pas par où sort le sperme, c'est comme parler du fonctionnement de l'océan à une goutte d'eau qui suinte au bout d'une stalactite. C’est effrayant.
Sacha pousse le pion du roi d’un air méfiant. Il connaît quelques ouvertures et, comme toutes les personnes de sa génération, sculptées par le modèle soviétique, maîtrise assez bien les grands principes du jeu d’échecs.