Valse Russe - Nicolas Delesalle - Rentrée Littéraire 2023
On venait d'enterrer ma grand-mère, une petite ortie brune d'origine sicilienne qui souriait tout le temps. (p.11)
Quand on a moins de huit ans, tous ceux qui ont plus de trente ans semblent décatis. "Je cours plus vite que toi". J'ai couru, vite, très vite dans ce chemin de terre. J'ai couru à en perdre haleine. J'ai couru à m'en arracher le cœur. Mais j'ai perdu. Ce jour-là, mon regard changea. Mon père n'était pas si vieux finalement. Mon regard changea, mais je ne lui dis rien. Nous avions le même orgueil.
A cet instant, en voyant la flamme jaune et bleue lécher le réservoir gelé, j'ai compris que les Russes avaient non seulement une autre manière de réfléchir que les Français, mais aussi des notions de sécurité très relatives.Pour eux, les risques sont des aléas avec lesquels il faut apprendre à vivre ou bien mourir.
Aux yeux du peuple russe, Eltsine était un peu le premier garçon du village, courageux, qui sait boire et va protéger tout le monde, alors que Poutine est le magicien d'Oz .Il est l'incarnation de leurs désirs, il répond à leurs complexes.Ils croient qu'il va rendre sa grandeur à la Russie.
Propos tenus en 2001
Dans sa nouvelle -Funes ou la mémoire-, Borges raconte l'histoire tragique d'un jeune homme de dix-neuf ans hypermnésique; sa mémoire enregistre en permanence chaque détail de sa vie avec une précision horlogère, inutile, et ces souvenirs jaillissent en permanence, chaque jour, l'empêchant de vivre vraiment; il finit par s'enfermer dans une pièce vide pour être sûr de ne plus rien enregistrer. Il faut être capable d'oublier, nous dit Borges, sans ce tri, nous ne pouvons plus exister. La vie, c'est l'oubli, l'oubli, c'est la vie. quel a été mon tri ? Qu'ai-je choisi de sceller dans ce machin cabossé qui me sert de mémoire et qui me définit ? (p.32)
Soudain esseulé, je m'en remettais à tous les autres, les adultes, les amis, les rencontres, quels sont les dix livres qui ont été les plus importants pour vous, quels sont ceux qui ont vraiment compté, je posais la question sans hésiter, en déposant un bout de papier et un stylo devant eux, et je repartais avec ma feuille griffonnée dans la poche. Ce n'était plus un bout de papier, c'était un parchemin secret avec un plan pour dix trésors. (p.97-98)

[ souvenirs du narrateur, il avait 10 ans ]
(...) par où sort le sperme ? Cette question m'obsède et me rend fou. (...)
Un jour, mes parents ont laissé traîner une encyclopédie du sexe, éditée chez Larousse. J'ai fondu sur l'appât et j'ai commencé à compulser la somme. Tel un archéologue, je questionnais chaque image à la recherche du chaînon manquant. J'ai trouvé des réponses à des questions que je ne me posais pas, des questions que je ne pensais même pas possible d'être formulées. Tout était écrit, détaillé, schématisé, l'amour y était cartographié. Lire trois cents pages sur les différentes positions, du missionnaire à la levrette en passant par la pénétration latérale, la sodomie, la brouette japonaise, le tabouret à cinq pieds, le condor du Chili, la toupie rigolote, le 69, le 66, le 562, alors qu'on ne sait même pas par où sort le sperme, c'est comme parler du fonctionnement de l'océan à une goutte d'eau qui suinte au bout d'une stalactite. C’est effrayant.
Les nuits d'été, les femmes abandonnent les autoroutes et la mélancolie aux hommes. (p.44)
L'avancée des troupes russes effraie tout le monde. Les Ukrainiens en parlent comme d'une invasion d'insectes géants. Ils surnomment les Russes, les « Orques », tandis que les Russes parlent de « nazis ukrainiens ». Le processus vieux comme le monde de déshumanisation de l'adversaire est déjà engagé. Lorsqu'on aura ôté toute humanité à l’ennemi, il sera plus facile de le piétiner.

On ne rend jamais assez hommage à ceux qui donnent. (page 89)
Jusque là, je n'étais jamais entré dans une librairie. J'avais peur des librairies comme j'avais peur des livres. A mes yeux, les librairies étaient des temples austères, les libraires des moines érudits et effrayants, il était évident que les libraires avaient lu absolument tous les livres qu'ils vendaient et il m'arrivait de scruter discrètement leur front, que je jugeais toujours bombé, en imaginant combien d'histoires dansaient là-dessous. (pages 95-96)
Pendant des années j'y (à l'école) ai admiré le jeu d'acteurs qui méritaient des statuettes et qui ne disposaient que de craies. (page 101)
Eux (les profs) sont là, debout sur l'estrade, sous les feux d'une rampe invisible, pour toute une vie, et nous ne faisons que passer. Ils sont les Bill Murray d'un Jour sans fin scolaire: ils nous séduisent toute une année, mais nous disparaissons en juillet et il leur faut tout recommencer, encore et encore. Pourtant, ils savent bien qu'en partant, nous les emportons avec nous, un peu. (page 102)