Avec Rim Battal, Vanille Bouyagui, Jacques Darras, Guillaume Decourt, Chloé Delaume, Arthur H, Paloma Hermina Hidalgo, Abellatif Laâbi, Christophe Manon, Virginie Poitrasson, Jean Portante, Omar Youssef Souleimane, Milène Tournier
Accompagnés par Lola Malique (violoncelle) et Pierre Demange (percussions)
Cette anthologie du Printemps des Poètes 2024 rassemble 116 poètes contemporains et des textes pour la plupart inédits. Tous partagent notre quotidien autour de la thématique de la grâce. Leurs écrits sont d'une diversité et d'une richesse stimulantes. Ils offrent un large panorama de la poésie francophone de notre époque.
Pour en donner un aperçu ce soir, douze poètes en lecture, accompagnés de musique.
À lire Ces instants de grâce dans l'éternité, Anthologie de poésie réunie et présentée par Jean-Yves Reuzeau, Castor Astral, 2024.
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Lille
La Deûle à Lille, la Deûle, je l'ai tant adulée
Du temps où nous vivions Petite rue Saint-Étienne,
Puis les jours ont passé et la Deûle a coulé,
Regarde je viens seul y réfléchir ma peine.
Une île, il y a longtemps, fut Lille, la ville de Lille,
Bien avant que Vauban , l'ouïe de Louis, l'encaserne:
Qu'on m'empierre cette eau! L'entendez-vous qui sourd,
Encore, au pavé, furieuse passante souterraine?
Nommer Namur, IV - extrait
J'aime Namur pour ses rivières, ses deux rivières,
D’un côté la petite Sambre glaciale arrivant par le Nord et la vieille ville au pied d’une citadelle non moins glaciale.
De l’autre la somptueuse Meuse qui a rêvé longuement dans le schiste entre Givet et Dinan comme une héroïne mythologique pré-hercynienne.
La Meuse qui délibérément tourne le dos à Jeanne d’Arc et humecte nonchalamment ses drapeaux, ses enseignes.
La Meuse qu’on ne fera plus se dresser en armes fût-ce aux côtés d’une femme, fût-ce aux côtés d’une sainte.
La Meuse à la mémoire carolingienne qui s’en va d’un pas rhénan, d’un pas traînant vers une idéale orchestration symphonique avec le Rhin à Rotterdam.
J’aime à Namur que ces rivières, la Sambre, la Meuse, se nouent entre elles.
Se nouent ailleurs et autrement que dans un hymne.
Je les délie de leur devoir d’hymne.
Je les remets lentement à leur pente poétique.
Comment remettre de la circulation dans une rivière confisquée par un hymne ?
Laissez-moi l’expliquer.
Je la caresse longtemps.
Je la caresse infiniment longtemps.
Cela pourra durer plusieurs mois, plusieurs années, une vie entière.
Je caresse la rivière dans le sens de ses jambes faisant reprendre au sang le sens de l’eau, de l’aval.
Qu’on ne s’y trompe pas, cela n’a rien à voir avec de l’écologie, plutôt avec de la médecine.
Une médecine amoureuse.
Une médecine poétiquement amoureuse.
Qui consisterait à soigner les rivières ou les villes par la voix.
Ou réciproquement.
À cette nuance que prétendre faire passer toute une rivière comme la Meuse par sa propre voix en une seule fois tiendrait du gargarisme gargantuesque.
Emphatique.
Ne pas confondre emphase et empathie.
Non, je me soigne, je nous soigne aux rivières, à la fluidification fluviale.
Je voudrais que nous retrouvions dans la parole la fluidité.
Cette transparence fluide qui est comme la respiration de l’eau longtemps avant l’embouchure.
Et pour laquelle les fleuves du Nord semblent tellement avoir de facilité depuis toujours.
Dans leur modération peu torrentielle.
Égale à elle-même.
Leur faussement placide uniformité.
Je cherche non pas l’epos ancien secourable aux militaires et aux castes de soldats longtemps tenus écartés des femmes.
Je ne cherche pas la connaissance aiguë de Gilgamesh.
Je cherche le jeu long de l’insinuation amoureuse avec la voix.
L’insistante, patiente lenteur des effleurements vocaux sinueux comme des boucles de rivières au saisissement des roches, qui savent aussi être opiniâtres quand la roche fait obstacle.
Je cherche de nouvelles raisons pour l’eau de s’appuyer aux rives.
Je cherche de nouvelles appariades entre la parole légère courante et l’ouragan spontané du chant.
Je cherche un récitatif dans l’intime réciprocité des ciels et des climats.
Je cherche de nouvelles circonstances pour faire entendre sans la lever la voix dans le poème.
Qui est pourquoi nommer Namur m’enchante.
Comme de ne plus savoir tout à coup qui nomme qui, du verbe ou bien du nom.
Tant leurs frontières mutuellement se réfléchissent en une inépuisable méditation d’échos.
Nommer Namur.
Énamourer le nom.
Il n’est jamais de poésie que déclarative.
Il n’est de poésie que dans la déclaration d’amour que nous faisons aux noms aimés, par la parole ou par le chant.
Les noms ne sont aimés que dans l’amour.
Comme de la confluence soudaine, la confiance l’une à l’autre de deux rivières au cœur d’une ville après avoir longtemps séparément voyagé.
MÛRE
parce que sa maturité est noire et que
ronde elle tient en équilibre instable
dans la paume ouverte le plus platement possible
et que le plus souvent, tout à côté d'une noire,
sans que celle-ci bouge et que la paume se
referme si peu que ce soit de peur de la blesser,
se déposent successivement une autre noire, plus
petite, plus retrite mais vraisemblablement
pas moins sucrée, puis une quasiment rouge,
pour le contraste des couleurs, cueillies
avec l'autre main au roncier cependant que les pieds
s'assurent maladroitement de la soumission temporaire
de ronces, de sorte que le corps tout entier
se tend en un effort inouï de
tendresse, la mûre
demande qu'on la désarme par l'art
du choix et des comparaisons, qu'on la
retienne dans le suspens d'une
caresse absolue, qu'on la goûte
entre plusieurs avant de la porter
directement sur la langue et de dresser le palais
contre sa chair et d'exprimer le jus dont la teinte violette
et noire s'imprime, indélébile,
sur la main
p.179-180
Qu'est-ce qui nous fait
Tellement aimer
Une frontière ?
Pourquoi ce tremblement au
Moment de la traversée?
Comme lorsque vient le
Moment de conclure l'acte
Amoureux.
Comme lorsqu'on refoule l'air
Au fond de la poitrine pour
Laisser venir à soi l'émotion des
Deux corps.
Comme lorsqu'on s'éloigne
Courtoisement pour
Permettre aux
Chairs de débattre
De marquer leur territoire
Animal.
Comme s'il y avait terreur dans la
Territoire.
Comme s'il y avait terreur
Dans le mot"terre".
Extrait du poéme "Chimay ".
Nous sommes de la géographie en action. Les formes du paysage
nous parlent, nous dialoguons secrètement avec elles. Il y a
complicité entre les voyageurs que nous sommes et les contours de
la terre.
Je suis un homme du vingtième siècle
Du vingtième siècle finissant.
Comptez mon âge jusqu'à cinquante,
Je suis une moitié de cent ans.
Cassé par le milieu je frappe
Sur un clavier d'ordinateur,
Je touche des touches qui me touchent,
Entre les lettres et moi ma mort.
Miles Davis, Hôtel Negresco à Nice
Moi j’aime le bleu
Moi j’aime le blues
Moi j’aime quand Miles Davis djouzz
De sa trompette
Miraculouze
Qu’il râpe le ciel
Comme du gruyère avec des trouzes
De lait bleuté
De crème fouettée
De neige fondante à la gentiane
J’aime quand son cuivre meugle
Si suavement
Quand des alpages transhume
La brume
Vers son cornet
Jusqu’à ce qu’Automne s’enroue s’enroule
Fine pluie d’été rouillée
Tombant
Oh ! délicieux climat pour l’âme
Please play for me
Oh ! mister Miles
For miles and miles and miles of blue
So we may learn
Why some day
Came such a blue
From the sky
Such a blue smile
On you on you on you on you
« L’opéra personne n’écoute personne,
C’est précisément cela être humain, n’écouter
personne
L’opéra les paroles imitent exagérément les
éléments du climat .
La tempête , la mer, le vent, les vagues déchaînées .
Il n’y a jamais d’aventure humaine sans
déchaînement.
C’est pourquoi je préfère la parole réelle de la mer .
À celle que croient imiter les hommes.
La musique du grand large .
Du lointain cosmos .
La quasi inaudible houle dont la mer seule donne
l’idée .
Que la musique transpose quelquefois d’un
glissement d’archet.
Jusqu’au plus aigu des cordes » .
Cinq nanas (3+2) de Niki
Sur une musique de Miles
Nana Bleue, Luxembourg
La Nana bleue de Luxembourg
la bleue Nana
qui a la taille d’ananas
(un ananas à Luxembourg
c’est comme la neige à Singapour
il y a erreur dans la coulour !)
la Nana bleue ananassée
la rumba danse sur un pied
sans se lasser ni se luxer
tant sa cuisse droite est rembourrée
la bleue Nana ayant l’aspect
du luxe nourri par les excès
qui dans les îles
de Sainte-Lucie
ou Tobago
se fait soigner son lumbago
par l’Océan vieil ostéo
qui sur ses fesses a tamponné
tous ses cachets
d’aspirine-bleue
pour mieux cacher
ses blanches chairs de fruit lacté
et nous fait croire qu’elle eût pu naître
dans le Kénya
Nyanya Noir Thé
mais c’est déjà bien assez
qu’elle est la peau ananassée
qui masque comme est décalcifié
son teint de Reine des tubes Nestlé
Mais les chasseurs pêcheurs…
Mais les chasseurs pêcheurs qui écumaient la terre
Mais les tailleurs de harpons qui ratissaient la mer long et large
Mais les cueilleurs de coques avec leurs pyramides de coquilles
Mais les dévoreurs de buccins qui joyeusement festoyaient
Ne purent pas ne pas avoir noté la montée des marées
Ne purent pas ne pas s'être parlé empiètement de vagues
Ne purent pas ne pas avoir pensé édification de digues
Ne purent pas ne pas avoir envisagé migrations futures
Avant que le paysage ne soit envahi par les eaux peu à peu
Avant que le rivage ancien ne s'indente ne s'édente peu à peu
Avant que les terrains de chasse lugubrement ne se désolent
Avant que les rennes n'émigrent troupeaux vers les glaces
À mesure que s'élevait en degré la température de l'air
À mesure qu'essaimaient les arbres foules proliférantes
À mesure que grandissaient en taille les plantes graminées
À mesure que se densifiaient en maquis les arbres noisetiers