Intervention de l'anthropologue Eduardo Viveiros de Castro lors du colloque "Gaïa face à la théologie" le 7 février 2020.
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La colonisation du monde par l’homme blanc européen a largement été guidée par le principe qu’une humanité éclairée devait aller à la rencontre d’une humanité, restée dans l’obscurité sauvage, pour l’irradier de ses lumières. Cette aspiration au coeur de la civilisation européenne a toujours été justifiée par le postulat qu’il n’existe qu’une manière d’être ici sur la Terre, une certaine vérité, ou une conception de la vérité, censée guider la plupart des choix effectués à différentes périodes de l’histoire.
Si nous sommes une seule humanité, comment justifier que, selon de savants calculs, près de la moitié de celles et ceux qui la composent soient totalement dépossédés des conditions minimales qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins ? La modernisation a poussé ces gens hors des campagnes et des forêts pour en faire de la main-d’oeuvre, et aujourd’hui ils s’entassent dans des favelas en périphérie des métropoles. Ces gens ont été arrachés à leurs collectifs, à leurs lieux d’origine, et ont été jetés dans ce broyeur appelé “humanité“.
En fait, nous sommes tous susceptibles d'être confrontés, à un moment ou à un autre, en réalité à chaque moment, à devoir choisir entre "devenir-Indien" - habiter les marges, vivre aux limites de la clôture (il n'est pas nécessaire d'aller dormir dans les bois pour cela, c'est d'autre chose qu'il s'agit) - ou demeurer dans les centres fortifiés, confortablement identifiés au colonisateur. Une question, comment dire..., de "goût".
L'idée selon laquelle le capitalisme globalisé a entraîné une diminution du pouvoir de l’État me paraît invraisemblable. Hormis le fait qu'il a fallu et qu'il faut toujours un gigantesque appareil régulateur et interventionniste, administré par l’État, pour produire la "dérégulation de l'économie, ainsi que pour soutenir politiquement et militairement un "marché libre", qui n'est ni l'un ni l'autre, il n'est pas nécessaire d'être un "anarcho-autonome" fanatique pour percevoir que jamais l’État n'a été si présent, si près de la vie quotidienne.
S’il ne fait aucun doute que le développement de technologies efficaces nous permet de voyager d’un endroit à un autre, que ces équipements facilitent notre déplacement sur la planète, il est également certain qu’ils s’accompagnent d’une perte de sens de nos déplacement.
On peut s’en sortir avec la tête un peu plus basse, avec notre orgueil anthropocentrique légèrement humilié, et avec un peu plus de respect pour le fait que d’autres cultures ont su établir un rapport avec leur environnement qui était plus sage.
La pensée sauvage n'est pas la pensée des sauvages, mais la puissance sauvage de toute pensée dans la mesure où elle n'est pas "domestiquée en vue d'obtenir un rendement".
Alors que l’humanité est partout poussée à quitter son sol, les grandes entreprises très intelligentes, elles, s’emparent de la Terre. Nous, l’humanité, nous vivrons dans des environnements parfaitement artificiels, produits par ces mêmes entreprises qui dévorent les forêts, les montagnes et les fleuves. Et ils sont prêts à inventer n’importe quoi pour nous maintenir dans cette situation, dépossédés de tout, et si possible, pourvu que nous absorbions beaucoup de médicaments. Après tout, il faut bien faire quelque chose des déchets qu’ils produisent. On pourrait résumer ce reste à un tas d’objets destinés à nous divertir, et à une montagne de médicaments.
Notre époque s’est spécialisée dans la création du manque : de sens pour la vie en société, de sens pour l’expérience de la vie elle-même. Cela engendre une très grande intolérance à l’égard de quiconque est encore capable d’éprouver le plaisir d’être en vie, de danser, de chanter. Et il y a plein de petites constellations de gens éparpillées dans le monde qui dansent, chantent, font tomber la pluie. Le genre d’humanité zombie que nous sommes appelés à intégrer ne tolère pas tant de plaisir, tant de jouissance de la vie. Alors, il ne leur reste, comme moyen de nous faire abandonner nos propres rêves, qu’à prêter la fin du monde.
L'anthropologie est prête à assumer intégralement sa nouvelle mission, celle d'être la théorie-pratique de la décolonisation permanente de la pensée.