Interview du romancier Matt Rees pour "Une tombe à Gaza" (Albin Michel) (1/3)
Le soleil pouvait bien faire mijoter Naplouse au fond de la vallée , il ne consumerait jamais les ombres .Dans les ruelles de la veille ville régnerait toujours la plus inquiétante des nuits .
Omar Youssef posa sa main au sommet de la pierre tombale. Elle avait été abrasée jusqu'à avoir la consistance du papier de verre après quatre-vingt-dix ans de tempête de sable telle que celle qui soufflait contre la haie en ce moment même. "L'homme, par son inhumanité envers l'homme, condamne des myriades innombrables à gémir, cita-t-il.
- L'homme est né pour gémir, Robert Burns. Je croyais que vous n'étiez qu'un professeur d'histoire, Abou Ramiz.
- Parfois, ce que devraient dire les historiens est mieux énoncé par les écrivains et les poètes."
Un flot alangui de gens venus pleurer le martyr longeait le sentier qui descendait la vallée. Bavardant tranquillement, ils s'approchaient de la maison d'Abdel Rahman. Omar Youssef se maudit de n'avoir enfilé qu'une veste en partant de chez lui ce matin, car l'étoffe de tweed n'arrêtait pas le vent qui s'engouffrait dans la vallée d'Irtas. Il décida que dorénavant, il mettrait un manteau tous les jours jusqu'en avril, même si le temps qu'il apercevait par la fenêtre de sa chambre au réveil avait l'air radieux. Il avait beau marcher aussi vite qu'il le pouvait, il se faisait dépasser par presque tout le monde. Les autres n'avaient pourtant pas l'air de se presser. Il se félicita tout de même d'avoir pensé à prendre sa moelleuse casquette de cachemire beige pour réchauffer son crâne chauve et empêcher la bise de mettre du désordre dans ses mèches éparses.
Lorsqu'on est une victime, se dit-il, on n'a pas de place dans sa vie pour accueillir la souffrance des autres.
Le chef des Brigades Saladin leva les mains devant lui en haussant les épaules. "Ceux qui meurent pour la résistance iront au Paradis. Ceux que nous éliminerons iront en Enfer."
Je ne crois par au Paradis, songea Omar Youssef. Il observa les ténèbres terreuses. Ils passaient devant la partie de Rafah à moitié détruite : les murs vérolés d'impacts de balle, lacérés, déchiquetés par les obus des chars d'assaut. Et l'Enfer est là, devant moi.
Des coups de feu : c'est le bruit que font les Palestiniens endeuillés, persifla le policier en donnant un coup sur l'épaule de Wallender. Evidemment, si vous êtes invité à un mariage, vous entendrez le même bruit tout au long des festivités. Les fusillades sont la musique des Palestiniens.
La malédiction de l'artiste est de devoir concentrer tout son talent sur son seul art.
"Vous êtes un homme d'histoire, Abou Ramiz, commença Cree. Savez-vous où nous nous trouvons ?
-Dans un cimetière militaire britannique.
-Absolument. Et de la Première Guerre mondiale. Le consulat britannique rémunère monsieur Jouda pour qu'il l'entretienne. Charmant, non ?
-Franchement, c'est le seul endroit de la bande de Gaza que je qualifierai de charmant. Je n'ai même plus l'impression d'être à Gaza.
-Exact. Apparemment, ici, il faut être mort pour jouir d'un peu de paix, dit Cree, amer, les yeux dans le lointain.
"Les évènements que nous avons vécu avec James cette semaine m'ont appris que les Occidentaux tels que moi ont souvent une représentation très simpliste de ce qui est bien ou ne l'est pas au Moyen-Orient. Nous pensons que le bien doit triompher du mal, mais nous soutenons le mauvais cheval quand c'est plus pratique. James ne l'a jamais accepté parce qu'il était profondément attaché à cette terre et à son peuple. Je me souviendrai toujours de lui, ici, dans sa tombe à Gaza."
[...] - Dieu sait que s'il n'existait ni Bible ni Coran, notre petite ville vivrait bien plus paisiblement, vous ne croyez pas ? Si la fameuse étoile avait conduit les Rois mages, mettons à Bagdad au lieu de Bethléem, la vie serait bien plus facile ici.