Le mois d'avril 1975, ce n'est sûrement pas la réunification du Vietnam, mais la grande séparation de son peuple : des milliers de Vietnamiens ont quitté le pays avec les Américains fuyant le régime communiste marquant le début de nombreuses vagues d'émigration clandestines, très souvent sur des embarcations de fortune. Parmi ces millions de boat people, principalement habitants du Sud, ancienne république du Vietnam, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime qu'entre 200 000 et 250 000 d'entre eux ont péri, victimes des gardes-côtes, des pirates ou de la noyade.
"Indépendance,liberté , bonheur" est la devise de la République démocratique du Nord-Vietnam (d'avant 1975) et de l'actuelle République socialiste du Vietnam
note du traducteur page 70
Malgré la guerre, la famine, l’embargo, les persécutions, la corruption, les Vietnamiens sourient immanquablement en toute circonstance, d’un sourire triomphant, comme ils disent. Les larmes ne sont réservées qu’à deux occasions : les funérailles et les chagrins d’amour. Les Français ne pleurent pas aux enterrements, rarement lors des ruptures, mais ils vont se pendre dans la forêt ou se jettent du haut d’une falaise pour la simple raison que les feuilles d’automne sont trop jaunes, que la mer est trop bleue ou que les oiseaux sont trop insouciants. Les Vietnamiens, eux, se suicident lorsqu’ils perdent un pari mais sûrement pas à cause de la solitude qu’ils évoquent comme les Français parleraient de voyages. Ils sont fascinés par les chansons qui exaltent la solitude. Chaque soir, des hommes rassemblés autour d’une bière devant un écran de karaoké, la cuisse d’une hôtesse sous une main et un micro dans l’autre, chantent en chœur "Parce que je suis seul, aimer c’est aussi être seul".
Au soir du 4ème jour, Anh et Linh se sont mises à écrire leur autocritique. Linh a lu leurs 4 observations d'un air détaché : manque d'esprit d'équipe, ne lutte pas suffisamment contre la bourgeoisie, aucune autodiscipline, nécessite un suivi approfondi. Elle ne pensait qu'au bateau qui les emmènerait ailleurs.
Plus tard Linh a su que Dieu Tu était celle qui avait battu tous les records de l'université dans la campagne de réforme du commerce et de l'industrie. A elle seule, Dieu Tu avait dénoncé 44 capitalistes, parmi lesquels se trouvaient l'oncle de sa meilleure amie, un de ses voisins, et même sa propre mère.
Toute leur vie, ses parents avaient été conservateurs : immigrés à Saïgon en 1954 pour fuir le nouveau gouvernement de Ho Chi Minh, ils pensaient toujours à Hanoï, leur chère capitale, puis une fois arrivés à Paris pour échapper aux Viet-Cong vainqueurs, cela s'est mué en une nostalgie de la Perle d'Extrême-Orient et une hostilité envers le communisme. Mais cela il ne pouvait pas non plus le lui dire maintenant. Elle était peut-être issue d'une famille de "Cocos du Nord".
Si le pessimisme est la maladie chronique des Français, l’optimisme est le plus grand point commun des Vietnamiens .Ils ont sont si fiers qu’ils ont mis au point pour l’espèce humaine un nouveau concept qu’ils ont baptisé « optimisme révolutionnaire », mais qu’au final eux seuls comprennent et célèbrent à l’unisson .
P m’enlaça et me demanda si j’allais bien et comment j’avais fait pour le trouver ici. Je ne lui répondis pas. Les larmes inondaient mes paupières, coulaient sur mes joues et mes lèvres. Incapable de les sécher, je les avalai. Elles m’empêchaient de lui dire quoi que ce soit. Je le regardais sans sourciller. J’avais le nez bouché. La bouche sèche. Comme si j'étais muette, je fis signe à P de me suivre: mon appartement n'était qu'à une centaine de mètres. Il secoua la tête. Ses cheveux blancs à la lumière du soleil ressemblaient à des filaments de nylon. Son teint était hâlé. Les rides de son visage étaient plus marqués. Ses yeux étaient décolorés. Il était comme le film en négatif de lui-même lors de notre dernière rencontre au parc aux roseaux.
On peut savoir beaucoup de choses à Paris, en particulier celles qu'il est difficile de savoir dans les lieux-mêmes où elles se sont produites, ces lieux où toutes les formes de liberté d'expression sont tuées dans l’œuf, la littérature en première ligne. Toi et moi avons suivi je ne sais combien d'heures de cours de littératures russe et soviétique, sans avoir jamais entendu parler de Bakhtine, de Soljennitsyne, de Brodski, d'Akhmatova ou de Tsvetaïeva...
En 44 minutes, les 4 tablées se recouvrent de fruits de mer. Homards grillés sur brasero, coquilles Saint-Jacques sautées à la citronnelle, tourteaux à l'étouffée au jus de coco, escargots de mer mijotés aux cinq parfums et poulpes frits servis avec de la mangue verte râpée.
Le jour où leur père a quitté Saïgon pour le Nord leur mère a fait faire des photos de famille. Le jour où leur père a quitté Saïgon pour le Nord, leur mère ne lui a demandé qu'une seule chose : envoyer des photos, 4 photos à chaque fois. 4 jours après son arrivée à Hanoï leur père avait oublié Saïgon. Leur mère a fait agrandir puis encadrer les photos.
Ces 400 photos ont aidé leur mère à repousser les avances de 4 hommes. Elle voulait attendre celui qui ne l'avait pas attendue.
Le jour, les 400 photos semblaient regarder leur mère avec bienveillance. La nuit, elles lui riaient au nez.