Au début du XIXe siècle, Barthélemy Thimonnier, tailleur, met au point le premier métier à coudre. Destinée à alléger le travail des ouvriers, cette machine provoque parmi eux les plus vives controverses avant d'être récupérée par la concurrence. le destin de cet inventeur aujourd'hui oublié sert de trame à Yamina Benahmed Daho pour raconter les bouleversements de la révolution industrielle, les espoirs qu'elle a suscités et déçus et les premiers mouvements de révolte ouvrière, dont celui des canuts lyonnais.
L'autrice intègre à son récit des fragments de ses souvenirs d'enfance rythmés par le bruit de la Singer, l'un des rares objets que sa mère a conservé en quittant l'Algérie pour s'exiler en France. La machine à coudre devient ainsi un objet littéraire, une invention qui passe symboliquement des fabriques aux foyers et habite la mémoire de nombreuses familles.
Yamina Benahmed Daho est écrivaine et enseignante. La pratique du football féminin a alimenté ses récits sportifs qui se situent à la frontière entre la fiction et le documentaire. À la machine est son quatrième roman.
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Quand les visiteurs découvrent ces symboles qui rendent hommage à Thimonnier, ils ne savent pas que c’est hors du récit institutionnel que s’écrit la version la plus fidèle à la vie de Barthélemy. En face du musée, en contrebas de la rue qui porte son nom, sa maison sommairement meublée accueille aujourd’hui, occasionnellement, discrètement, des personnes sans ressources, sans toit, sans soutien, sans travail ou sans un emploi suffisamment rémunéré, parfois sauvagement privées de tout cela en même temps. On l’appelle « la maison des gens de passage ». Un refuge unique, où l’on peut secrètement espérer, comme Barthélemy en son temps, que demain, malgré tout, la vie sera meilleure.
Quand les visiteurs découvrent ces symboles qui rendent hommage à Thimonnier, ils ne savent pas que c’est hors du récit institutionnel que s’écrit la version la plus fidèle à la vie de Barthélemy. En face du musée, en contrebas de la rue qui porte son nom, sa maison sommairement meublée accueille aujourd’hui, occasionnellement, discrètement, des personnes sans ressources, sans toit, sans soutien, sans travail ou sans un emploi suffisamment rémunéré, parfois sauvagement privées de tout cela en même temps. On l’appelle « la maison des gens de passage ». Un refuge unique, où l’on peut secrètement espérer, comme Barthélemy en son temps, que demain, malgré tout, la vie sera meilleure.
Que la maison d’un artisan-inventeur errant, malchanceux et misérable soit devenue un abri temporaire qui protège d’une société du travail impitoyable, c’est une histoire qu’aucune fable ne peut dépasser.(p. 150)
Poussé par un élan d'orgueil, Barthélemy se met à penser: il y a eu le chemin de fer, la presse d'imprimerie, l'horloge mécanique, la locomotive à vapeur, la machine à calculer, la machine à écrire, la machine à courir, le métier à filer, le métier à tisser, il y aura le métier à coudre. (p. 27)
Avec l'invention ne vient pas nécessairement la richesse. Parce qu'il faut d'abord la protéger avec un brevet qui coûte beaucoup d'argent, Barthélemy n'en a pas. Puis il faut la faire connaître et apprécier, ce qui paraît difficile pour Barthélemy qui vit dans un lieu-dit inconnu des sociétés savantes, ignoré des intellectuels parisiens donc exclu des rapports sociaux et des activités économiques nationales. Enfin il faut qu'elle soit suffisamment exploitée pour être rentable et l'inventeur ignore tout de cette procédure de production.
(p. 33)
Barthélémy observe, veille, accompagne, répare. Il explique aux ouvriers dépassés par le métier capricieux pourquoi le fil craque ou bien comment régler la vitesse de la pédale. Après quoi les travailleurs reprennent la couture mécanique, tous ensemble, concentrés. Quelques secondes, il forment un coeur qui vibre, claque, siffle puis, à nouveau, déraille. À force d' interventions, Barthélémy comprend que ce ne sont pas seulement les bras des ouvriers qui manquent d' entraînement et de dextérité. Son métier doit encore être perfectionné. Il doit l'améliorer jusqu'à ce qu'il se confonde avec le corps de l' ouvrier. Pour une couture parfaite, ce dernier doit porter le métier au bout de son bras comme la bêche prolonge la main du paysan qui retourne la terre.
Naissance de l'idée, origine anthropologique
Barthélemy et Madeleine, avant d'être un couple amoureux, sont des Homo sapiens, descendants des chasseurs-cueilleurs. Quand Madeleine brode, elle exécute un geste manuel qui s'est transmis des milliers d'années durant pour faire vivre et survivre des groupes humains dans toutes les régions du monde. Parce qu'il est demeuré intact depuis son origine au paléolithique supérieur, le geste de la main- outil puissante et créatrice peut être converti en un geste mécanique, rapide, pratique au début du XIXe siècle dans l'esprit du tailleur.
Barthélemy regardant Madeleine regarde en fait la main de l'homme créant l'aiguille à chas il y a plus de dix mille ans. (p. 15)
Quand l'idée naît dans un esprit masculin, il est commun de faire jouer à la femme le rôle de la muse sans laquelle rien n'eût été possible. Ainsi de Barthélémy Thimonnier, on dit que l'idée du métier à coudre lui vint alors qu'il regardait amoureusement sa femme à l'ouvrage, brodeuse parmi les brodeuses des monts du Lyonnais. Admettons. (p. 11)
Devenir ouvrier c'est accepter de passer dix-sept heures par jour enfermé dans un atelier à respirer les poussières et les vapeurs qui donnent un teint livide et provoquent des hémorragies. C'est occuper un poste où il faut rester courbé, debout, accroupi ou allongé si longtemps qu'on en a les jambes enflées, le dos tordu, les poignets démis, les doigts coupés.
Je sais que rien ne m'interdit d'aller seule dans un café. Mais la réalité c'est qu'on jettera toujours un étrange regard sur une femme qui en poussera la porte, parce qu'on se demandera ce qu'elle peut bien faire seule dans ce genre d'endroit. Et si elle y entre à 2 heures du matin, on ne la lâchera pas du regard, on ne se gênera pas pour lui montrer qu'on se demande ce qu'elle fait là. Est-ce qu'elle veut être draguée ? Est-ce qu'elle attend quelqu'un ?
La solitude d'une femme dans l'espace public est toujours interprétée comme une sollicitation. Parce qu'il n'est pas également, égalitairement, partagé entre les hommes et les femmes.
Il débarque à Folkenstone ...(...) Barthélemy découvre une ville dure, sombre. (...) Les gamins couverts de haillons (...) Il en voit qui s'amusent dans les flaques avec un bâton, en vient à penser que le jeu est la seule douceur, inouïe, qui peut sauver une enfance, même la plus pauvre. Voit-il le rapport entre la ville industrielle et cette misère ? (p. 114)