Bal Chez Temporel (Andre Hardellet - Guy Beart)
Nos souvenirs nous perpétuent hors de l'espace et hors de notre temps.
On ne fait pas l'amour, c'est lui qui nous fait.
L'amour - c'est ce pays à l'infini ouvert par deux miroirs qui se font face.
Aujourd'hui, alors que mon capital de sable a dangereusement baissé dans le haut du sablier, il m'arrive de sentir avec une acuité poignante cette incessante hémorragie de temps vivant qui s'écoule de moi; je perds mon temps, comme un sang précieux, alors que je n'en ai jamais eu autant besoin. Spectateur d'un film qui m'impose sa vitesse de déroulement, je discerne une tonalité nouvelle, plus grave, sur les images qu'il me présente: quelquefois même dans les moindres incidents de la vie. L'unique de cet instant et du moi qui l'enregistre, comment n'en rien perdre?
( Extrait de "Donnez-moi le temps")
Je pose mes mains sur le grand pin de Corse dont une plaque émaillée porte la date de naissance: planté en 1774. Je touche son écorce rugueuse, chaude, amie; il faut toucher, rétablir le contact primitif. Sent-il, le vieux solitaire, la prière que je lui adresse avec mes paumes? Tenter de "se penser arbre", ou nuage, est-il plus insensé que tant de besognes auxquelles nous nous consacrons gaillardement? Se prononcer définit le bonhomme mieux qu'un long rapport et une kyrielle de tests.
La douceur - c'est un vol de chouettes sous le taillis, au crépuscule.
La cité Montgoĺ 1952
Il se leva, s'approcha de la fenêtre couverte de buée. De la rue, elle devait produire un halo rose et Masson se rappelait, au temps de sa misère, l'hiver, la fascination exercée par ses lumières qui signifiaient un repas, un feu, une nuit à couvert - ces vies frôlées mais jamais surprises dans leur déroulement secret derrière les murs et les vitres troubles.
Blonde, un peu rousse, des taches de son, des lèvres épaisses, un cul comme une trotteuse de Vincennes. Lourde et lente. Certaine, tangible, en paix avec le monde. Plus tard, lorsque je verrai des Maillol, je comprendrai ; d'autres que moi ont dû sentir la même densité de bonheur chez ces filles de pleine terre et de pleine eau.

Il travaillait alors à une toile (elle figure aujourd'hui dans la collection Beuckler, de New York) intitulée Le seuil du jardin. Son sujet lui avait été fourni par un rêve dont l'insistance à se reproduire lui semblait un avertissement. D'une nuit à l'autre, le décor variait légèrement, mais la même impression de joie incommunicable s'en dégageait. Masson approchait d'un jardin à l'abandon, désert, touché par la lumière d'été. Sa porte vermoulue était ouverte, mais il n'éprouvait pas l'envie d'y pénétrer ; il lui suffisait de savoir que ce jardin existait et de le contempler jusqu'à ses limites perdues dans les broussailles, entre des bassins et des kiosques en ruine. Un sentiment bizarre retenait Masson sur le seuil : le soupçon qu'il valait mieux remettre à plus tard l'exploration de l'enclos, le pressentiment d'une obscure défense d'entrer. Il longeait le mur, regardait par les brèches, dans l'attente d'un évènement qui ne survenait pas, mais une attente sans impatience et sûre d'être satisfaite. Puis, à un moment donné, il se trouvait à l'intérieur du jardin, bien qu'il n'ait jamais eu conscience du passage. Une paix surnaturelle l'entourait, un bonheur sans équivalent dans la veille. Ce sommet dans la joie annonçait la fin du rêve ; de toutes ses forces Masson s'accrochait à l'image du jardin désert, mais celle-ci se défaisait inexorablement, par lambeaux, devant lui en dérobant son énigme ensoleillée.
Nous avons tous du génie dans la position horizontale et les yeux clos.