" La destinée de chacun est à peu près tracée, je suis resté pendant quelques temps à travers les balles et les obus, j'en ai vu tomber de mon dépôt, j'en ai vu de morts arrivés après moi.
C'est la guerre ! dans la signification du mot.
Il ne meurt pas celui qui désirerait la mort et ne vit pas celui qui désirerait la mort et ne vit pas celui qui voudrait vivre. "
Jean-Baptiste Blazy à ses parents, 15 août 1915.
[extrait de lettre choisi pour l'ouverture de la note d'intention d'Annie Collognat-Barès]
CHANSON DE BARBERINE
Beau chevalier qui partez pour la guerre
Qu'allez vous faire
Si loin d'ici?
Voyez-vous pas que la nuit est profonde,
Et que le monde
N'est que souci?
Vous qui croyez qu'une amour délaissée
De la pensée
S'enfuit ainsi,
Hélas! hélas! chercheurs de renommée,
Votre fumée
S'envole aussi.
Beau chevalier qui partez pour la guerre,
Qu'allez-vous faire
Si loin de nous?
J'en vais pleurer, moi qui me laissait dire
Que mon sourire
Etait si doux.
Vous voyez d'après les journaux les opérations militaires, elles sont assez favorables à notre sujet, seulement considérez, comme on dit vulgairement, " le journal est un bon âne ", il porte ce qu'on y met. Et personne comme ceux qui viennent de sur le front ne pourra vous dire la vérité.
[lettre de Jean-Baptiste à ses parents,15 avril 1915]
LE RIDEAU DE MA VOISINE
Le rideau de ma voisine
Se soulève lentement
Elle va, je l'imagine,
Prendre l'air un moment.
On entr'ouvre la fenêtre:
Je sens mon coeur palpiter
Elle veut savoir peut-être
Si je suis à guetter.
Mais hélas! ce n'est qu'un rêve
Ma voisine aime un lourdaud.
Et c'est le vent qui soulève
Le coin de son rideau.
ART POETIQUE
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Prends l'éloquence et tords-lui son cou!
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où?
O qui dira les torts de la Rime?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime?
De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.
COMPLAINTE AMOUREUSE
Oui, dès l'instant que je vous vis,
Beauté féroce vous me plûtes;
De l'amour qu'en vos yeux je pris,
Sur le champ vous vous aperçûtes;
Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris!
En vain je priai, je gémis:
Dans votre dureté vous sûtes
Mépriser tout ce que je fis.
Même un jour je vous écrivis
Un billet tendre que vous lûtes,
Et je ne sais comment vous pûtes
De sang-froid voir ce que j'y mis.
Ah! fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu'ingénument je vous le disse,
Qu'avec orgueil vous vous tussiez!
Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez,
Et qu'en vain je m'opiniâtrasse
Et que je vous idolâtrasse,
Pour que vous m'assassinassiez!
LE TÉMOIGNAGE DES ÉCRIVAINS
Dire l'indicible : souvent les mots manquent à ceux qui ont connu l'expérience de la tranchée pour exprimer ce qu'ils ont vécu. Parmi les combattants, plusieurs écrivains ont fait entendre leur point de vue : si on compare les témoignages, celui des "simples" poilus est peut-être moins "littéraire", mais il demeure tout aussi émouvant.
Hélios, le soleil, n'a pas plus tôt attelé son char qu'il est occupé toute la journée à faire le tour du ciel : habillé de feu, il doit lancer continuellement ses rayons et il n'a même pas le temps, comme on dit, de se gratter l'oreille. En effet, si dans un moment d'oubli, il s'accordait une petite pause et relâchait sa vigilance, ses chevaux s'emballeraient, ils sortiraient de la voie tracée et ils mettraient le feu partout. Séléné, la Lune, ne dort jamais : elle fait aussi son tour de ciel pour éclairer ceux qui font la fête, complètement éméchés, ou qui reviennent de souper à une heure indue.
L'écureuil
Leste allumeur de l'automne, il passe et repasse sous les feuilles la petite torche de sa queue.
René-François Sully Prudhomme - Le vase brisé
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut l'effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.