Citations de Annie François (150)
À Rome, Athènes, et même au Puy-en-Velay, j’étais une étrangère donc une sorte de sauvage. Engeance parfois sympathique mais toujours singulière à laquelle il convient de pardonner, comme aux idiots.
Quand on fume une fois par semaine, on peut prendre le temps de garder sa cigarette à la main. Et on ne “tète” pas en creusant les joues.
C’était peut-être un néo esclavagiste mais un ami épatant. Je devais bien être un peu amoureuse de lui puisque je fus jalouse le jour où il avoua qu’il adorait
Petula Clark. Je le traitai de ringard. Je m’en veux encore.
L’imagination pendule à la recherche de ces objets fugueurs qui rampent, reptent,sautent, s’envolent, se terrent, s’enferment, se camouflent : châles
jaunes qui se confondent avec le reps rouge du fauteuil ; chaussure verte qui s’engloutit dans la moquette grise. Ce qui est drôle, c’est qu’en cherchant un sac on tombe sur une réserve de cigarettes. Et qu’en cherchant ses
cigarettes on tombe sur le collier perdu il y a des années.
On fumait même dans les hôpitaux et, là encore, je trouve ça moins malsain que d’y pénétrer avec des semelles nécessairement merdeuses : la cendre portée à mille degrés ne produit que poussière stérile et moins de maladies nosocomiales que le reste.
Elle fumait comme un homme, plus qu’un homme, mais ce n’était pas un homme, comme l’attestait le regard des femmes. En fait, à l’époque, tout
le monde – mâle –, jeunes et vieux, pauvres et riches, fumait, partout : dans
les trains, sur les quais de métro, dans les taxis, les cinémas, les magasins.
À cette époque, les femmes, les autres femmes, fumaient peu.La cigarette avait presque fonction d’accessoire
Mon sacerdoce se nourrissait de mille expériences empiriques.Un jour que je désinfectais un bobo à l’alcool à 90°, je lus sur l’étiquette « inflammable ».
Voilà qui m’étonnait : in = privatif (Tantine dixit) ; flammable = qui flambe ! L’alcool à 90°ne brûlerait pas ? Comme j’étais en âge de savoir que si les crêpes flambaient, ce n’était pas grâce à Suzette mais au cognac, je décidai de me livrer à une contre-expertise dans le laboratoire de la salle de bains. Je versai un fond d’alcool dans le lavabo et, bien penchée sur la cuvette pour ne rien manquer de l’expérience, je grattai l’allumette.« Wooooofffff. » Paniquée, je noyai le feu sous des trombes d’eau, mais l’eau flambait, le feu flottait. Bien que sûre d’incendier les égouts, je tirai la bonde : le feu mourut dans les ténèbres. Je remis la bonde, craignant un retour de flamme. flageolante, cramponnée au lavabo, suffoquée par une odeur de cochon grillé, je me regardai dans le miroir qui me renvoya une image blême,sans frange, sans sourcils et sans cils. Seuls quelques petits boulochons noirâtres et friables soulignaient les zones sinistrées.
Une mère ne porte son enfant que neuf mois. Remarque, tu t’es accrochée dix jours de plus. Et pourtant, je courais. J’aurais pu gagner le mille mètres de la femme enceinte, haut la main. Tu devais être aussi secouée qu’un glaçon dans un shaker. Mais tu t’incrustais. À croire que les bébés comprennent.
Et pourtant, on a échappé au pire, au redoutable « Et qu’est-ce que vous lisez » qui prélude a la drague. Il n’y a que deux cas de figure : le séducteur à soit la trogne du demi-crétin qui n’a jamais lu qu’un plan de métro, soit l’air infatué d’un khâgneux regardant un élève de terminale.
Si bien, ou plutôt si mal, que je n’ai jamais su égaler leur grand art : lire à haute voix, avec le ton, sans écorcher les noms propres (aujourd’hui encore, j’ânonne j’estropie les patronymes, les noms de lieux. Les romans russes sont délicie-supplice: je photographie ce fatras de consonnes qui ralentit ma lecture et je m’emmêle les pinceaux au troisième Karamazov.
Pour moi la beauté tient au fait qu'une personne, un objet, sait faire aimer une disgrâce, la rend indissociable de sa personnalité.
Pourtant, toutes ces choses qui hérissent ou m'offensent, je les pratique sans états d'âme, ajoutant au sans-gêne une hypocrisie consommée.
Je ne supporte pas non plus qu'on lise par-dessus mon épaule. J'ai l'impression qu'on entre dans mon bain. Outragée par cette promiscuité intolérable, j'abandonne le livre. On a jeté un pavé dans ma mare, les mots font des ronds concentriques, les phrases vacillent, tout s'efface. Inconcevable aussi qu'on tripote mon livre : on farfouille dans mes affaires.
Bref, même en lisant de la littérature "noble", on se justifie; comme si on avait honte d'être surpris le doigt dans le pot de miel, on se croit obligé de dire qu'on aime aussi le boudin antillais.
Je contribue donc à la diffusion de la bonne parole, mais il suffit qu'on me demande "Qu'est ce que tu as lu dernièrement?" pour déclencher une amnésie totale. Oui, totale. J'en arrive à réviser avant les dîners en ville et je peste contre l'incurie qui m'a fait négliger la mise à jour de ma liste de survie depuis un mois. Parfois l'appréhension de l'interrogatoire est telle que j'oublie jusqu'au titre du livre qui est dans mon sac.
Avant de jeter, on triche, on pactise, on négocie avec soi-même. On en écarte trente, on en reprend douze, on en remet deux.
Et les bibliothèques alors, ces prêteuses institutionnelles qui affranchissent l'emprunteur de cette crainte du viol? Justement, les livrent m'y semblent comme des putes à l'abattage, en carte. Et les lecteurs comme des fétichistes opérant leur choix maniaque dans l'atmosphère recueillie des rayons spécialisés, consommant dans une promiscuité de bordel de campagne sous la surveillance des assis.
Aujourd’hui, lire est hautement recommandé et peu coûteux. Autant dire obligatoire. Autant dire barbant et suffoquant. Car saisis par l’hystérie éducative, les adultes se conduisent en tyrans domestiques.
Comme il n’est de mal dont on ne tire un bien, j’aime à nouveau les poches sans arrière-pensée. Le progrès aidant, ils sont plus robustes, toujours aussi petits, malléables et souvent jolis. Je ne leur reproche qu’une chose : chaque naissance d’un poche dissimule l’agonie plus ou moins lente du titre en grand format, abandonné au stock de survie.