Bernard Chambaz est cycliste. Fier de son beau vélo Cyfac en carbone, sur lequel il a demandé que soit inscrit Kingfisher en italique vert menthe sur le cadre en carbone. Son pédalier est en aluminium, son guidon couvert d'une guidoline blanche. Il faut aller dans les Acknowlegdments de son livre pour compléter l'énumération par les roues Zipp et la selle Fi'zi:k, et se reporter au magazine Top Vélo (n° 173, 174, 175 en 2011 et 203 en 2014) pour le reste.
Alors qu'il relève d'une opération (ablation de la rate), Bernard Chambaz traverse d'une traite, à un rythme d'enfer et d'est en ouest, l'un des pays le moins bicycle-friendly au monde. Rien ne l'arrête dans les somptueux paysages des États-Unis, ni le vent, ni le relief, ni les chiens (p. 150) , ni les crevaisons (p. 148), ni le sheriff (p. 277) qui le menace de prison sur une route déserte s'il refuse de circuler à droite de la ligne blanche, sur le bas-côté, parsemé de verre et de cailloux coupants.
Comme Chambaz est professeur d'histoire au lycée Louis-le-Grand, il ne reste pas le nez dans le guidon. Sa conquête de l'Ouest est peuplée de figures historiques, galerie de portraits faussement hétéroclite, dont le récit révèle au fur et à mesure la raison intime. Il connaît bien son Amérique pour l'avoir parcourue en famille. En la traversant, il traverse aussi son histoire et ses mœurs les plus étranges, comme le baseball, enfin expliqué aux nuls que nous sommes (p. 195.)
La patch-work qu'il compose est plein de surprises, de beauté et de tristesse. Car cette fuite en avant est un voyage dans le passé. Celui d'avant l'accident de son fils Martin, qui hante son récit comme un fantôme familier, qu'il retrouve toujours, caché dans le dessin du paysage, quelquefois comme un oiseau, par exemple ce martin pêcheur étincelant, bien nommé, qui ouvre son texte.
Bernard Chambaz observe (p. 34) que l'enfant qui a perdu ses parents a le nom d'orphelin, mais qu'il n'y a pas de mot pour désigner le père ou la mère qui a perdu son enfant. Puisqu'il n'y a pas de mot, il en fera tout un livre qui raconte son extraordinaire entreprise pour retrouver celui qu'il n'a pas quitté. L'idée de Martin devient le mètre étalon de ses regards, de ses pensées, de ses efforts. Et Martin est partout. Dans les figures historiques qui surgissent au gré de son parcours : Th. Roosevelt, Lindberg ont perdu un enfant. Martin Luther King est né un 15 janvier, comme son Martin. Le pays entier, son histoire, les rencontres du voyage ont décidé de lui donner des signes qu'il est sur la bonne route, puisque son fils l'y accompagne et surgit à chaque instant.
Ce travail de deuil se fait donc dans la joie et sur 4169 km: « j’attirerais volontiers l'attention sur la part implicite du vélo dans les expressions rayonner de joie et être transporté de joie » dit l'auteur. Poésie, irrationnel, douleur du souvenir, bonheur de son évocation, s'accordent admirablement avec l'exploit intellectuel et sportif de ressusciter l'être aimé dans un extraordinaire road movie de l'amour paternel. Anne, son épouse, la maman de Martin, suit dans sa Cadillac aux sièges de cuir rouge. Elle est là qui veille à tout, comme son ange gardien.
Il faut prendre la roue de Bernard Chambaz et ne pas la lâcher !
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