Norwich, Est-Anglie
Juin 1379
Un. Deux. Trois... Combien de coups allaient sonner ? Suant et soufflant, Mi-Tom se rendait au marché de Norwich. Il regardait le soleil en plissant les yeux et comptait. Douze coups appelaient les moines à sexte. Il les imagina, vêtus de leurs soutanes noires, le bras passé dans la manche opposée, marchant en silence, deux par deux, pour participer aux prières de midi. Longue file sinuant sans bruit le long de la galerie du cloître, telle une anguille fendant les eaux marécageuses des marais où il habitait. Mi-Tom n'aurait pour rien au monde échangé son sanctuaire d'osier et de roseau pour leurs magnifiques bâtiments de pierre froide.
La route était poudreuse et le soleil lui chauffait le dos. Il hâta le pas. S'il ne se pressait pas, le marché du jeudi serait terminé avant qu'il ait eu le temps d'arriver. Jeudi, Thursday, le jour de Thor, comme disait Mi-Tom : le jour du tonnerre. Il aimait les anciens noms que chantaient les contes de son enfance, qui se passaient à l'époque où les Danois combattaient le bon roi Alfred pour s'emparer de l'Anglie. Certains contes regorgeaient de massacres mais aussi d'hommes vaillants. Tous des héros. Forts et hardis.
Et de haute taille.
Mi-Tom n'avait jamais rencontré de vrais héros. Les moines affirmaient qu'il n'en existait que dans les vieux chants des bardes. En tout cas, ils ne vivaient sûrement pas dans l'Angleterre d'Edouard III. Edouard était-il toujours roi ? Il demanderait au marché.
Il avait quitté les plaines marécageuses dès l'aube, ses paniers d'osier sur le dos, et sur la route défoncée allant de Saint-Edmund à Norwich il avait dû braver l'habituelle foule des pèlerins, voleurs et autres gueux. Ses grosses et courtes jambes de nain s'activaient tant et plus pour lui permettre d'arriver au marché hebdomadaire avant midi, les crampes l'avertissant qu'elles n'en pouvaient plus.
Comme toujours quand il était fatigué, il se mit à douter du sens de sa mission. Était-ce l'orgueil, l'arrogance intellectuelle et non Dieu qui l'incitait à entreprendre une tâche aussi colossale ? Ou avait-il été simplement poussé sur cette voie périlleuse par les machinations de Jean de Gand, duc de Lancastre ? S'apprêtant à gagner un royaume, le duc ne souhaitait pas en partager les richesses avec une Église cupide. Mais ce n'était pas un péché, se persuadait Wycliffe, d'accepter la protection d'un tel homme s'ils pouvaient, ensemble, briser la tyrannie des prêtres, des évêques et des archevêques. Si Jean de Gand agissait pour son propre compte, John Wycliffe, lui, œuvrait pour le salut de l'âme de l'Angleterre.
Le Seigneur est une mère parfaite qui porte à un nombre infini d'enfants un amour infini.
Ils étaient assis devant la planche à hacher. Finn dégustait son gobelet de poiré tandis qu'Agnès plumait deux oies avant de les embrocher pour les faire rôtir.Un vent frais soufflant de la mer du Nord dissipait la chaleur qui s'était accumulée dans la pièce. La fumée, dégagée par la tourbe brûlant en permanence dans la cheminée de pierre, se mêlait à l'odeur de la potée montant du chaudron de métal, où Agnès faisait mijoter des os de boeuf, de l'orge et des poireaux. Elle avait toujours un bol de bouillon ou une galette d'avoine à offrir à un vilain ou à un mendiant affamé, à quiconque apparaissait sur le seuil.