Citations de Bruno Pellegrino (33)
Le chat est roulé en boule sur le vieux poêle, dans l'angle de la pièce. Sa respiration est lente mais il ne dort pas : un léger crissement au plafond - les fouines qui s'activent au-dessus - et les oreilles s'orientent, l’œil s'ouvre, le chat lève la tête, éveillé, précis. Il s'étire, griffe la pierre du poêle et retombe sur le côté. Il est l'heure de manger. Madeleine a tout préparé avant de partir, ce matin. Elle a même griffonné un billet à son intention, quelques instructions pour réchauffer les pommes de terre. Elle ajoute, en un alexandrin correctement césuré à l'hémistiche, qu'il peut prendre trois œufs s'il lui en laisse deux.
Au bord d'un pré, le bruit des feuillages, le cliquetis des branches, le souffle de la rivière le ramènent aux rivages de la mer Tyrrhénienne ; il s’imagine déambulant sur un port, le long de quais calmes. Et la fraîcheur de la chapelle où il pénètre à l'instant charrie l'odeur des églises de partout et de toujours.
Les nuits lessivent Gustave, qui met la journée à s'en relever (...)Il n'est absolument pas question d'écrire, mais lire, un peu, pourquoi pas. Il retombe sur des poèmes d'Emily Dickinson, un petit recueil acheté par hasard, il y a longtemps. Un siècle plus tôt, l'Américaine menait une vie semblable à la sienne, recluse dans une maison de campagne, vivant avec sa soeur et compilant son herbier. Elle et lui auraient eu des choses à se dire. (p. 212)
Pourquoi écrire, quand on peut capturer la lumière d'un geste du doigt ? Il a pressé plus de dix mille fois sur le déclencheur d'au moins une demi-douzaine d'appareils différents mais le sait- il seulement ? En noir et blanc, cela n'a plus l'air d'être tout à fait le même monde et pourtant- chevaux aux champs, ouvriers sur un chantier, mariages, fêtes de village, d'autres jardins, les mêmes façades-, le monde est révolu mais la forme des choses est restée identique.
( p.50)
Depuis toujours, au village, on se demande. Les rumeurs ont commencé avec le premier appareil photo, une box Kodak que Gustave a reçue pour ses vingt et un ans.(...)
Mais dès qu'il a été en possession de son propre appareil, Gustave n'est plus sorti sans lui.Jusque là, on s'était plutôt amusé de ce jeune homme maladroit qui ne faisait rien comme tout le monde- il voyait des morts, babillait avec les oiseaux, écrivait des poèmes- mais qui restait le fils de Constance et Samuel, des gens bien sous tous rapports. (...)
Depuis, on a compris qu'il n'y avait rien à craindre- un spécial, c'est sûr, un vieux garçon, mais aussi un monsieur, qui a fait ses études et passe à la radio, à la télé- mais on se demande quand même toujours un peu, sans vraiment mettre des mots dessus, ce qu'il fabrique, et avec qui.
( p.76)
Le temps des digitales est fini. Dès que Gustave en frôle les pétales, même avec cette douceur qui le caractérise, les fleurs se froissent ou se détachent - papier de soie, papier à cigarette. Dans la ferme de leur enfance, on les appelait des gants de Notre-Dame ; il ne sait plus à quel moment il s'est mit à dire digitales. Le sol de la cour en est jonché, comme après une tempête. Il faudra balayer. Mais d'abord, dresser l'inventaire de toute urgence.
(incipit)
Il entend la voix de sa soeur, il sait ce qu'elle dit, qu'il n'est pas là ,qu'il est sorti, qu'il rappellera .Et il voudrait l'embrasser, sa soeurette, qui veille sur lui sans relâche.Il ne le fera pas, pas plus qu'il ne lui confiera qu'à vrai dire, sans elle, sans son soutien et ses colères ( chaque fois qu'il a le malheur de répéter que les Poètes sont des parasites), sans elle il ne sait pas, il ne ferait sans doute vraiment
rien du tout.
( p.179)
Je vois des arbres là où Gustave et Madeleine voyaient des tilleuls, des aulnes, des acacias. J’écris sur des gens qui étaient capables de nommer les choses, les fleurs et les bêtes, alors que j’ai besoin d’une application sur mon téléphone qui identifie les oiseaux par leur chant, les plantes par leurs feuilles. Ce qui me fascine, chez ces deux-là : leur manière lente et savante d’éprouver l’épaisseur des jours.
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés,-en une plage pour deux enfants fidèles,-en une maison musicale pour notre claire sympathie,-je vous trouverai.
Arthur RIMBAUD
Il parle des débuts de son écriture qui remontent, dit-il, à une balade- oui, c'est bien le mot: 1916, quatre jours de marche dans le monde qui l'environne, la plaine, les vallées voisines. Une balade, oui, c'est bien ce mot, répète- t-il.C'est là qu'il inaugure sa pratique de la marche nocturne et qu'il rejoint pour la première fois, à bout de fatigue, ces états singuliers de lui-même.Il dit aussi qu' il ne fuit pas, qu'il explore.Que la poésie, c'est poser des questions au monde, et espérer une réponse et , dans l'intervalle, attendre.
( p.130)
Les minutes font des matinées qui s'écoulent sans laisser de traces.
Quelque chose clochait avec elle, Lou l'avait toujours su.
Si elle en croit ce qu'elle lit sur lui, son frère est une espèce de monstre : un poète d'une admirable pureté, un écrivain rare, exemplaire, à l'oeuvre mince gagnée pied à pied sur le territoire du doute, arrachée in extremis aux dangereuses zones de silence qui toujours menacent. Un homme, surtout, qui a consenti à une invraisemblable solitude pour se vouer corps et âme aux plus hautes exigences du langage. Un reclus.
A ce mot de solitude, Madeleine pouffe un peu et pense : merci pour moi.
pp. 157-158
C'est la matière brute de ses livres, qui tiennent à la fois du bestiaire et du bréviaire, de l'atlas, de l'album et de l'herbier. A la parution du dernier, quatre ans plus tôt, il pensait avoir réglé sa dette. Le recueil était mince, comme d'habitude, mais il dressait l'état des lieux, conservait des fragments de choses fragiles dont il attestait l'existence. Aujourd'hui, il sait qu'il n'a presque rien dit et qu'il n'en aura jamais fini de se justifier. (p. 19)
Pour ne pas écrire, Gustave a consacré plus d'une heure à réfléchir à l'instrument digne de remplacer sa Corona- il n'a pas les moyens de se racheter une machine, il songe à vendre un ou deux tableaux, peut-être cette grande nature morte de Paul qu'il a trop vue.En attendant, il hésite : stylo-feutre, plume-réservoir, crayon à papier, il a même envisagé de revenir à la lenteur capricieuse de ses anciennes plumes d'oie, pour la beauté du geste, mais depuis le temps leurs becs sont devenus friables. Il s'est rabattu sur l'option classique, stylo bille sur feuillet.
( p.185)
Elle n’écrivait jamais rien de personnel, ne parlait pas de ses journées ni de ce qu’elle ressentait. Elle me poussait aux conjectures.
Il y a plus de tiroirs dans cette maison que de jours dans l'année pour les ouvrir. A intervalles irréguliers, on tombe sur quelque chose qu'on avait jamais vu, un portrait du grand père, une liasse de lettres - calligraphie démodée toute en jambages, arabesques et entrelacs - un service à thé dépareillé, un médaillon contenant une mèche de cheveux. Ce sont des possessions et on les garde, c'est ce qu'on fait, on ne jette jamais rien : il faut que cela ait l'air habité.
J'écris sur des gens qui étaient capables de nommer les choses, les fleurs et les bêtes, alors que j'ai besoin d'une application sur mon téléphone qui identifie les oiseaux par leur chant, les plantes par la forme de leurs feuilles, et je dois vérifier sur des sites de jardinage la période de semaison du blé et de floraison des cyclamens. C'est peut-être ce qui me fascine, chez ces deux- là, leur manière lente et savante d'éprouver l'épaisseur des jours.
( p.172)
Sans Madeleine (** soeur de Gustave), les journées sont inexplicables.Gustave se réveille toujours à l'aube, il lui faut quelques secondes pour comprendre où il est, la chambre ne se ressemble plus.
( p.207)
Quand je suis sorti du café, les doigts poisseux de sucre, les vagues éclaboussaient le quai. Le temps que le bateau me dépose de l'autre côté du canal, les rues du centre historique étaient inondées. Des vendeurs à la sauvette proposaient des sacs en plastique hors de prix dans lesquels emballer ses chaussures. C'était trop tard pour mes baskets, j'ai continué d'avancer dans l'eau qui par endroits m'arrivait aux mollets.